J’y renonce.
– C’est ça, fit Morestal, qui n’avait vu personne dans le jardin, renonces-y, tu as raison.
Il saisit Dourlowski par les épaules et le poussa vers la terrasse.
– File… et ne reviens pas… il n’y a plus rien à faire ici pour toi… absolument rien…
Il espérait se débarrasser du personnage sans qu’on l’eût vu, mais, comme il arrivait à la grille, il aperçut sa femme, son fils et Marthe qui montaient l’escalier, après avoir contourné les murs du Vieux-Moulin.
Dourlowski ôta son chapeau et se confondit en salutations. Puis, dès que le passage fut libre, il disparut.
Mme Morestal s’étonna :
– Comment ! tu reçois encore ce coquin de Dourlowski ?
– Oh ! un hasard…
– Tu as tort. Sait-on seulement d’où il vient et le métier qu’il pratique ?
– Il est colporteur.
– Espion plutôt, c’est le bruit qui court.
– Bah ! à la solde de quel pays ?
– Des deux peut-être. Victor croit bien l’avoir vu, l’autre dimanche, avec le commissaire allemand.
– Weisslicht ? Impossible. Il ne le connaît même pas.
– Je te dis ce qu’on dit. Quoi qu’il en soit, Morestal, fais attention à celui-là. Il porte malheur.
– Allons, allons, la mère, pas de mauvaises paroles. C’est un jour de joie, aujourd’hui. Tu viens, Philippe ?
CHAPITRE VI
Plusieurs chemins conduisaient à Saint-Élophe. La grand’route d’abord, qui s’allonge en serpentant sur une descente de trois kilomètres, puis quelques raccourcis assez abrupts, et enfin, plus au nord, la sente forestière dont une partie borde la crête des Vosges.
– La route, hein ? dit Morestal à son fils.
Et, dès qu’ils furent en marche, il lui prit le bras avec allégresse.
– Figure-toi, mon garçon, que, tout à l’heure, au campement, nous avons rencontré un des lieutenants de la compagnie en manœuvre. On a causé de l’affaire Saboureux, et, ce soir, il doit nous présenter à son capitaine, qui justement est neveu du général Daspry, commandant le corps d’armée. Alors, tu comprends, je lui expose ce que j’ai fait au Vieux-Moulin, il le communique à son oncle Daspry, et voilà, du coup, le fort Morestal classé…
Il rayonnait, la tête haute et le torse bombé, tandis que sa main libre exécutait avec une canne des moulinets belliqueux. Une fois même, il s’arrêta, se mit en garde et frappa du pied.
– Trois appels… Engagez le fer… Fendez-vous ! Hein ! qu’est-ce que tu dis de cela. Philippe ? Encore d’attaque, le vieux Morestal.
Philippe souriait, plein de tendresse. Maintenant que, sur le conseil de Marthe, il avait retardé l’explication douloureuse, la vie lui paraissait meilleure, toute simple et toute facile, et il s’abandonnait au plaisir de retrouver son père, les paysages qu’il aimait, les souvenirs d’enfance qui semblaient l’attendre à tous les coins de la route et se lever à son approche.
– Rappelle-toi, père, c’est ici que je suis tombé de bicyclette… J’étais sous cet arbre quand la foudre l’a brûlé.
Ils faisaient une halte, évoquaient toutes les circonstances de l’événement, et repartaient bras dessus, bras dessous.
Et plus loin le vieux Morestal reprenait :
– Et là… tu te rappelles ? c’est là que tu as tué ton premier lapin… avec une sarbacane ! Ah ! tu promettais déjà d’être un bon tireur… le premier de Saint-Élophe, ma foi !… Mais j’oubliais… tu ne chasses plus ! Monsieur n’aime pas verser le sang… Poule mouillée, va !… Un gaillard de ton espèce ! Mais la chasse, mon garçon, c’est l’apprentissage de la guerre…
Saint-Élophe-la-Côte, jadis petite ville florissante, et qui, depuis la guerre, n’a pu panser les blessures que son héroïsme lui a values, se pressait autour d’un vieux château en ruines que l’on apercevait au dernier tournant de la route. Située aux confins du département, à vingt kilomètres de Noirmont, la sous-préfecture, elle devait pourtant un certain relief à la position qu’elle occupait près de la frontière, en face des garnisons allemandes, dont l’activité croissante devenait un sujet d’inquiétude. La nomination de Jorancé comme commissaire spécial n’avait pas d’autre cause.
Jorancé, premier titulaire du poste, habitait à l’autre extrémité du village et un peu en dehors, une petite maison basse que le goût et la fantaisie de Suzanne avaient transformée. Un jardin à tonnelles et à vieux arbres savamment taillés l’entourait, et il y avait, en bordure, un clair ruisseau qui coulait sous la pierre même du seuil.
La nuit s’annonçait quand Morestal entra, suivi de Philippe. Tout était prêt déjà pour les recevoir, le couvert mis dans une salle aux étoffes gaies, des fleurs effeuillées sur la nappe, deux lampes allumées d’où s’épandait une calme lumière, et Suzanne qui souriait, heureuse et charmante.
Tout cela était très simple. Cependant Philippe eut l’impression d’une fête qu’on avait improvisée pour lui. Il était celui qu’on attend, le maître qu’on veut conquérir et enchaîner par d’invisibles liens. Il le sentit, et durant tout le repas, Suzanne le lui dit de ses yeux aimables, de ses gestes attentifs, de tout son être incliné vers lui.
– Je n’aurais pas dû venir, pensa-t-il, non, je n’aurais pas dû.
Et chaque fois qu’il rencontrait le regard de Suzanne, il évoquait l’allure discrète et l’air réfléchi de sa femme.
– Comme tu es absorbé, Philippe ! s’écria Morestal, qui, lui, n’avait point cessé, tout en mangeant, de discourir. Et toi, Suzanne, où donc es-tu ? Avec ton futur époux ?
– Ma foi non, dit-elle sans se troubler. Je songeais aux quelques mois que j’ai passés cet hiver à Paris. Combien vous avez été bon avec moi, Philippe ! J’ai gardé de certaines promenades un souvenir !…
Ils parlèrent de ces promenades, et, peu à peu, Philippe s’étonnait de constater à quel point leur vie avait été mêlée pendant ce séjour. Marthe demeurait à la maison, retenue par les soins du ménage. Eux s’échappaient, en camarades insouciants et libres. Ils visitaient les musées et les églises de Paris, les petites villes et les châteaux de l’Île-de-France. L’intimité se créait entre eux. Et maintenant cela le confondait que Suzanne fût à la fois si près et si loin de lui, près comme une amie, loin comme une femme.
Sitôt le repas fini, il se rapprocha de son père.
1 comment