Morestal, pressé de partir et de rejoindre le capitaine Daspry au rendez-vous fixé, se leva.

– Tu nous accompagnes, Philippe ?

– Certes.

Les trois hommes prirent leurs chapeaux et leurs cannes, mais au seuil de la porte, après un conciliabule à voix basse avec Jorancé, Morestal dit à son fils :

– Tout bien réfléchi, il est préférable que nous y allions seuls. Autant que possible, l’entrevue doit rester secrète, et à trois l’on est moins tranquille…

– Et puis, ajouta le commissaire spécial, tu peux bien tenir compagnie à Suzanne, c’est son dernier soir. À tout à l’heure, les enfants. Quand l’horloge du beffroi sonnera dix coups, vous pouvez être sûrs que les deux conspirateurs seront de retour… n’est-ce pas, Morestal ?

Ils s’éloignèrent, laissant Philippe assez embarrassé.

Suzanne éclata de rire :

– Mon pauvre Philippe, vous avez l’air tout déconfit. Voyons, un peu de courage. Que diable ! Je ne vous mangerai pas.

– Non, dit-il, en riant aussi. Mais, tout de même, il est étrange…

– Tout de même il est étrange, acheva-t-elle, que nous fassions l’un près de l’autre le tour de ce jardin, comme je vous l’avais demandé. Résignez-vous. C’est le clair de lune obligatoire.

La lune, en effet, se dégageait lentement des gros nuages amoncelés à la cime d’une montagne et sa lueur dessinait sur les pelouses l’ombre régulière des sapins et des ifs. Le temps était lourd d’orages prochains. Un vent tiède remuait des parfums de plantes et de gazon.

Trois fois, ils suivirent l’allée extérieure, le long d’une haie et le long d’un mur. Ils ne disaient rien, et ce silence, qu’il lui était impossible de rompre, emplissait Philippe de remords. En ce moment, il éprouva de l’aversion contre cette petite fille fantasque et déraisonnable, qui suscitait entre eux ces minutes équivoques. Peu habitué aux femmes, assez timide avec elles, il lui supposait des desseins mystérieux.

– Allons là, dit Suzanne, en désignant, au milieu du jardin, un groupe plus épais d’arbustes et de charmilles où l’ombre semblait s’accumuler.

Ils s’y engagèrent par un sentier en berceau, qui les conduisit à un escalier de quelques marches. C’était un rond-point, entouré d’une balustrade de pierre, avec un petit bassin, et, en face, dans un cadre de feuillage, une statue de femme sur laquelle tremblait un rayon de lune. Une odeur un peu moisie émanait de cet endroit suranné.

– Vénus ou Minerve ? Corinne peut-être ? dit Philippe qui plaisanta pour cacher sa gêne. J’avoue qu’on ne distingue pas très bien. Est-ce un péplum ou une robe qui la revêt ? Est-ce un casque ou un turban qui la coiffe ?

– Ça dépend, dit Suzanne.

– Comment ? de quoi ?

– Oui, ça dépend de mon humeur. Elle est Minerve quand je suis sage et forte. Elle est Vénus quand je la regarde avec mon cœur amoureux. Et elle est aussi, suivant les heures, la déesse de la folie… et celle des larmes… et celle de la mort.

Elle avait un enjouement qui attrista Philippe. Il lui demanda :

– Et aujourd’hui, c’est la déesse…

– La déesse des adieux.

– Des adieux ?

– Oui, à Suzanne Jorancé, à la jeune fille qui vient ici tous les jours, depuis cinq ans, et qui ne viendra plus jamais.

Elle s’appuya contre la statue.

– Ma bonne déesse, en avons-nous fait des rêves toutes les deux ! Nous attendions ensemble. Qui ? L’Oiseau Bleu… le Prince Charmant. Un jour le prince devait arriver à cheval, sauter d’un bond le mur du jardin, et m’emporter en travers de sa selle. Un soir, il devait se glisser sous les arbres et monter les marches à genoux en sanglotant. Et tous mes serments à la bonne déesse ! Imaginez-vous, Philippe, que je lui avais promis de n’amener jamais aucun homme en sa présence, à moins que je n’aime cet homme. Et j’ai tenu ma promesse. Vous êtes le premier, Philippe.

Il rougit dans l’ombre, et elle continuait d’une voix dont la gaîté sonnait faux :

– Si vous saviez comme c’est bête une jeune fille qui fait des rêves et des serments ! Tenez, je lui avais même promis que cet homme et moi nous échangerions notre premier baiser devant elle. Est-ce assez idiot ! Pauvre déesse, elle ne le verra pas, le baiser d’amour, car, enfin, je ne suppose pas que vous vouliez m’embrasser ?

– Suzanne !

– N’est-ce pas ? Il n’y a aucune raison, et tout cela est absurde. Vous avouerez aussi que cette bonne déesse n’a pas le sens commun, et qu’elle mérite une punition.

D’un geste elle poussa la statue qui tomba sur le sol et se brisa en deux morceaux.

– Que faites-vous ? s’écria-t-il.

– Laissez-moi… Laissez-moi… proféra Suzanne d’un ton méchant.

On eût dit que son acte avait déchaîné en elle une colère longtemps contenue et des instincts mauvais dont elle n’était plus maîtresse.