Qu’ils se débrouillent…
Ils écoutèrent un moment, puis repartirent, soucieux et l’oreille attentive.
Après la Butte-aux-Loups, la crête de la montagne s’aplatit, la forêt s’étale, plus à l’aise, et la route, plus libre, serpente entre les arbres, court d’un versant à l’autre, évite les racines, contourne les aspérités du terrain, et disparaît parfois sous un lit de feuilles mortes.
Mais la lune s’était dégagée et Morestal marchait droit devant lui, sans hésitation. Il la connaissait si bien, la frontière ! Il l’eût suivie les yeux fermés, dans les ténèbres des nuits les plus obscures. À tel endroit, il y avait une branche qui barrait le passage ; à tel autre, le tronc d’un vieux chêne qui sonnait le creux quand il le frappait de sa canne. Et il annonça la branche, et il frappa sur le vieux chêne.
Son inquiétude, irraisonnée d’ailleurs, se dissipait. Ayant de nouveau interrogé sa montre, il pressa l’allure, afin de rentrer à l’heure dite.
Mais, brusquement, il s’arrêta. À trente ou quarante mètres de lui, il avait cru voir une ombre qui se dissimulait.
– As-tu vu ? murmura-t-il.
– Oui… j’ai vu…
Et soudain, un coup de sifflet sec, strident… Cela semblait provenir de la place même où l’ombre s’était évanouie.
– Ne bougeons pas, fit Jorancé.
Ils attendaient, le cœur serré, dans l’angoisse de l’événement qui allait se produire.
Une minute s’écoula, et d’autres encore, puis il y eut un bruit de pas, au-dessous d’eux, du côté allemand, le bruit d’un homme qui se hâte…
Morestal pensa au raidillon qu’il avait indiqué à Dourlowski pour monter des bois d’Albern à la frontière par la Fontaine-Froide. En toute certitude, quelqu’un escaladait la partie supérieure de ce raidillon, en s’accrochant aux branches et en se traînant sur les cailloux.
– Un déserteur, souffla Jorancé, pas de bêtises !
Mais Morestal le repoussa et se mit à courir jusqu’au croisement des deux chemins. Au moment même où il y arrivait, un homme déboucha, haletant, éperdu, qui balbutia en français :
– Sauvez-moi, on m’a trahi… J’ai peur…
Des silhouettes s’élançaient de l’ombre. Il semblait en surgir de chacun des arbres.
– Sauvez-moi !… sauvez-moi !…
Morestal l’empoigna et le jeta hors de la route.
– File au galop… droit devant toi.
Il y eut une détonation. L’homme chancela en gémissant ; mais il ne devait être que blessé, car, après quelques secondes, il se redressa et partit à travers bois.
Aussitôt ce fut la chasse. Quatre ou cinq Allemands franchirent la frontière et se mirent, en jurant, à la poursuite du fugitif, tandis que leurs camarades, plus nombreux, se dirigeaient vers Morestal.
Jorancé s’empara de lui à bras-le-corps et le contraignit à reculer :
– Par là, dit-il… par là… ils n’oseront pas…
Ils retournèrent du côté de la Butte-aux-Loups, mais tout de suite, ils furent rejoints.
– Halte ! ordonna une voix rude… Je vous arrête… Vous êtes complice… Je vous arrête.
– Nous sommes en France, riposta Jorancé, qui fit face à ses agresseurs.
Une main s’abattit sur son épaule.
– On verra ça… on verra ça… Suivez-nous.
Dix hommes les entourèrent, mais tous deux vigoureux, exaspérés, à coups de poing, ils réussirent à se faire un passage.
– À la Butte-aux-Loups, dit Jorancé… et restons à gauche de la route.
– Nous n’y sommes pas à gauche, dit Morestal, qui s’aperçut au bout d’un instant qu’ils avaient bifurqué vers la droite.
Ils rentrèrent sur le territoire français, mais les agents qui poursuivaient le déserteur, ayant perdu sa trace, se rabattaient de leur côté.
Alors ils firent un crochet à droite, hésitèrent un moment, attentifs à ne pas traverser la route, puis repartirent et, toujours traqués par les hommes, qu’ils sentaient sur leurs talons, ils gagnèrent la montée de la Butte-aux-Loups. À ce moment, cernés de toutes parts, essoufflés, ils durent reprendre haleine.
– Arrêtez-les ! dit le chef, en qui ils avaient reconnu le commissaire Weisslicht, arrêtez-les ! nous sommes en Allemagne.
– Vous mentez, hurla Morestal, qui se débattait avec une énergie sauvage… Vous n’avez pas le droit… C’est un piège abominable !
La lutte fut violente, mais ne dura pas. Il reçut un coup de crosse au menton, vacilla, se défendit encore, frappant et mordant ses adversaires. À la fin, on réussit à le terrasser et, pour étouffer ses clameurs, on le bâillonna.
Jorancé, qui avait fait un bon en arrière, et s’adossait à un arbre, résistait tout en protestant :
– Je suis M. Jorancé, commissaire spécial à Saint-Élophe. Je suis ici chez moi. Nous sommes en France. Voilà la frontière.
On se jeta sur lui et on l’entraîna, tandis qu’il proférait de toutes ses forces :
– Au secours ! On arrête le commissaire français sur le territoire français.
Une détonation retentit, puis une autre. D’un effort surhumain, Morestal avait renversé les agents qui le tenaient et, de nouveau, il prenait la fuite, un de ses poignets entravé par une corde, le bâillon à la bouche.
Mais, deux cents mètres plus loin, comme il retournait vers le col du Diable, son pied heurta une racine et il tomba.
Aussitôt il fut assailli et lié solidement.
Quelques instants après, les deux prisonniers, portés par les agents jusqu’au chemin des bois d’Albern, étaient hissés sur des chevaux. Ils furent conduits au col du Diable et, de là, par l’usine Wildermann et par le hameau de Torins, dirigés vers la ville allemande de Bœrsweilen.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
Suzanne Jorancé poussa la barrière et pénétra dans le domaine du Vieux-Moulin.
Elle était vêtue de blanc, toute fraîche sous un grand chapeau de paille d’Italie dont les brides de velours noir pendaient sur ses épaules. La jupe courte découvrait ses chevilles délicates. Elle marchait d’un pas rapide, en s’aidant d’une haute canne à bout ferré, tandis que sa main libre froissait des fleurs qu’elle avait cueillies en route et qu’elle laissait tomber distraitement.
La paisible maison des Morestal s’éveillait au soleil du matin. Plusieurs croisées étaient ouvertes, et Suzanne aperçut Marthe qui écrivait, assise devant la table de sa chambre.
Elle appela :
– Je puis monter ?
Mais, à l’une des fenêtres du salon, Mme Morestal apparut et lui fit un signe impérieux :
– Chut ! taisez-vous !
– Qu’y a-t-il donc ? dit Suzanne après avoir rejoint la vieille dame.
– Ils dorment.
– Qui ?
– Eh ! le père et le fils.
– Ah ! dit Suzanne… Philippe…
– Oui, ils ont dû rentrer tard, et ils se reposent. Ni l’un ni l’autre, ils n’ont encore sonné. Mais, dites donc, Suzanne, vous ne partez donc pas ?
– Demain… ou après-demain… Je vous avoue que je ne suis pas pressée.
Mme Morestal la conduisit jusqu’à la chambre de sa belle-fille et demanda :
– Philippe dort toujours, n’est-ce pas ?
– Je suppose, dit Marthe, on ne l’entend pas…
– Morestal non plus… Il est pourtant « du matin », lui… Et Philippe qui voulait vagabonder à l’aube ! Enfin, tant mieux, le sommeil leur fait du bien, à mes deux hommes. À propos, Marthe, vous n’avez pas été réveillée par les coups de feu, cette nuit ?
– Des coups de feu ?
– Il est vrai que votre chambre est à l’opposé. C’était du côté de la frontière… Quelque braconnier, sans doute…
– M. Morestal et Philippe étaient ici ?
– Oh ! sûrement. Il devait être une heure ou deux… peut-être davantage… Je ne sais pas au juste.
Elle reposa sur le plateau la théière et le pot de miel qui avaient servi au déjeuner de Marthe, et, par manie d’arrangement, elle mit en ordre, avec de mystérieux principes de symétrie, les affaires de sa belle-fille et les objets de la chambre que l’on avait pu déplacer. Tout bien fini, les mains immobiles, elle chercha des yeux un motif qui l’autorisât à rompre cette cruelle inaction. N’en découvrant aucun, elle sortit.
– Comme tu es matinale, dit Marthe à Suzanne.
– J’avais besoin d’air… de mouvement… D’ailleurs, j’avais averti Philippe que je viendrais le chercher. J’aimerais voir avec lui les ruines de la Petite-Chartreuse… C’est ennuyeux qu’il ne soit pas encore levé.
Elle semblait déçue de ce contretemps qui la privait d’un plaisir.
– Tu permets que je finisse mes lettres ? lui dit Marthe en reprenant sa plume.
Suzanne flâna dans la pièce, regarda par la fenêtre, se pencha pour voir si celle de Philippe était ouverte, puis s’assit en face de Marthe et l’examina longuement.
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