Séparons-nous.
Il lui dit avec plus de douceur :
– Suzanne… Suzanne…
La tête un peu inclinée, elle lui tendit le front.
– Embrassez-moi, Philippe.
Il se pencha et voulut baiser les boucles de ses cheveux. Mais elle eut un mouvement rapide, et lui enlaça le cou de ses deux bras.
Il se sentit perdu et tenta un effort désespéré. Les lèvres de Suzanne s’offrirent aux siennes.
– Ah ! Suzanne… Suzanne chérie… murmura-t-il, à bout de forces, en serrant la jeune fille contre sa poitrine…
CHAPITRE VIII
Le chemin que suivaient Morestal et son ami fait d’abord un crochet, puis s’élève sur le flanc boisé d’un ravin. Employé jadis pour l’exploitation des forêts, il est encore pavé de grosses pierres qui, les jours où il a plu, couvertes de boue, rendent l’ascension difficile.
En haut de la montée, Morestal souffla.
– On devrait, dit-il, voir Philippe d’ici.
Des nuages légers ternissaient la lumière de la lune, mais on apercevait pourtant, à certains endroits dénudés, l’autre côté du ravin.
Il appela :
– Ohé !… Philippe !
– Voulez-vous que je vous dise ? objecta Jorancé. Eh bien, Philippe n’aura pas voulu que Suzanne rentrât seule, et il la reconduit, tout au moins jusqu’aux maisons.
– Possible, prononça Morestal. Cette pauvre Suzanne, elle n’a pas l’air très gai. Alors, décidément, tu la maries ?
– Oui… je la marie… c’est une chose résolue.
Ils se remirent en route, et, par une pente insensible, arrivèrent à deux gros arbres, après lesquels le chemin tournait à droite. Dès lors, courant parmi des bois de sapins sur la ligne même des crêtes, il marquait la frontière jusqu’au col du Diable.
À leur gauche, c’était le versant allemand, plus abrupt.
– Oui, reprit Jorancé, la chose est résolue. Évidemment Suzanne aurait pu rencontrer un homme plus jeune… plus avenant… mais aucun qui soit plus honnête et plus sérieux… Sans compter qu’il a un caractère très ferme, et, avec Suzanne, une certaine fermeté est nécessaire. Et puis…
– Et puis ? dit Morestal qui devinait son hésitation.
– Eh bien, voyez-vous, Morestal, il faut que Suzanne se marie. Elle tient de moi une nature droite, des principes rigoureux… mais elle n’est pas seulement ma fille… et parfois, j’ai peur de retrouver en elle… de mauvais instincts…
– Est-ce que tu aurais découvert ?…
– Oh ! rien, et je suis sûr de ne pas me tromper. Mais c’est l’avenir qui m’effraie. Un jour ou l’autre, elle peut connaître la tentation… on peut lui faire la cour… l’étourdir de belles paroles. Saura-t-elle résister ? Oh ! Morestal, cette idée me rend fou. Je n’aurais pas la force… Pensez donc, la fille après la mère… Ah ! je crois… je crois que je la tuerais…
Morestal plaisanta :
– En voilà des histoires ! Une brave fille comme Suzanne…
– Oui, vous avez raison, c’est absurde. Que voulez-vous, je ne peux pas oublier… Et je ne veux pas non plus. Mon devoir est de penser à tout, et de lui donner un guide, un maître qui la conseillera… Je connais Suzanne, ce sera une épouse parfaite…
– Et elle aura beaucoup d’enfants, et ils seront très heureux, acheva Morestal… Allons, tu nous embêtes avec tes imaginations… Parlons d’autre chose. À propos…
Il attendit Jorancé. Tous deux marchèrent de front. Et Morestal, que nulle conversation n’intéressait en dehors de ses préoccupations personnelles, Morestal reprit :
– À propos, pourrais-tu me dire – si toutefois il n’y a pas là un secret professionnel – pourrais-tu me dire ce que c’est au juste que le sieur Dourlowski ?
– Il y a six mois, répliqua Jorancé, il m’eût été impossible de vous répondre. Mais maintenant…
– Mais maintenant ?…
– Il n’est plus à notre service.
– Crois-tu qu’il ait passé de l’autre côté ?
– Je le suppose, mais sans la moindre preuve. En tout cas, l’individu est peu recommandable. Pourquoi me demandez-vous cela ? Vous avez affaire à lui ?
– Non, non, dit Morestal, qui demeura pensif.
Ils continuèrent en silence. Le vent, plus âpre sur la crête, se jouait entre les arbres. Des aiguilles de sapin craquaient sous leurs bottes. La lune avait disparu, mais le ciel était blanc de clarté.
– La Pierre-Branlante… La Cheminée-des-Fées… annonça Morestal, en désignant la forme vague de deux roches.
Ils marchèrent encore un moment.
– Hein ? Qu’y a-t-il ? fit Jorancé, que son compagnon avait saisi par le bras.
– Tu n’as pas entendu ?
– Non.
– Écoute !
– Eh bien, quoi ?
– Tu n’as pas entendu une sorte de cri ?
– Oui, le cri d’une chouette.
– Tu es sûr ? Ça ne m’a pas semblé naturel.
– Que voulez-vous que ce soit ? Un signal ?
– Certes.
Jorancé réfléchit et déclara :
– Après tout, il n’y aurait rien d’impossible… quelque contrebandier peut-être… Mais le moment serait mal choisi.
– Pourquoi ?
– Dame ! le poteau allemand ayant été démoli, il est probable que toute cette partie de la frontière est l’objet d’une surveillance plus étroite.
– En effet… en effet… dit Morestal. Pourtant ce cri de chouette…
Il y eut une petite côte, puis ils débouchèrent sur un plateau plus élevé que d’énormes sapins entouraient d’un rempart. C’était la Butte-aux-Loups. Le chemin la coupait en deux, et les poteaux de chaque pays s’y dressaient l’un en face de l’autre.
Jorancé constata que le poteau allemand avait été remis debout, mais de façon provisoire, à l’aide de grosses pierres qui en maintenaient la base.
– Un coup de vent et ça croulerait encore, dit-il en l’ébranlant.
– Eh ! ricana Morestal, attention ! vois-tu que tu l’abattes et que des gendarmes nous sautent dessus ?… En retraite, l’ami.
Mais il n’avait pas achevé ces mots qu’un autre cri parvint jusqu’à eux.
– Ah ! cette fois, dit Morestal, tu avoueras…
– Oui… oui… déclara Jorancé… la plainte de la chouette est plus sourde… plus lente… On croirait vraiment un signal, à cent ou deux cents pas en avant de nous… Des contrebandiers, évidemment, de France ou d’Allemagne.
– Si nous rebroussions chemin ? dit Morestal. Tu ne crains pas d’être mêlé à une affaire ?…
– Pourquoi ? c’est une question de douane qui ne nous regarde pas.
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