Elles n’osaient point parler, quoique le silence les torturât. Le moindre bruit était un motif d’espoir insensé ou de crainte horrible, et, les yeux sur la ligne des bois sombres, elles attendaient.

Soudain, elles tressautèrent. Catherine, qui veillait sur les marches de l’escalier, s’était dressée.

– Voilà Henriot, cria-t-elle.

– Henriot ? fit Mme Morestal.

– Oui, le garçon du jardinier, je le reconnais.

– Où ça ? On ne l’a pas vu venir.

– Il a dû prendre un raccourci… Il monte l’escalier… Vite, Henriot !… dépêche-toi !… Tu sais quelque chose ?

Elle tira la grille, et un gamin d’une quinzaine d’années, le visage en sueur, apparut.

Tout de suite, il dit :

– C’est un déserteur qui est mort… un déserteur allemand.

Et aussitôt une grande paix envahit les trois femmes. Après l’assaut des événements qui s’étaient rués sur elles comme une tempête, il leur semblait que rien ne pouvait plus les atteindre. Le fantôme de la mort s’écartait de leur esprit. Un homme avait bien été tué, mais cela n’avait pas d’importance, puisque cet homme n’était point l’un des leurs. Et une telle allégresse les secouait qu’elles avaient envie de rire.

Et de nouveau Catherine survint. Elle annonçait le retour de Victor. Les trois femmes virent, en effet, au débouché du col, un homme qui talonnait son cheval au risque d’une chute sur la pente rapide de la route. On s’aperçut bientôt, lorsque l’homme parvint à l’Étang-des-Moines, que quelqu’un le suivait à grands pas, et Marthe poussa des exclamations de joie en reconnaissant la haute silhouette de son mari.

Elle agita son mouchoir. Philippe répondit au signal.

– C’est lui ! dit-elle toute défaillante. C’est lui, maman… Je suis sûre qu’il va nous renseigner… et que M. Morestal ne tardera pas…

– Allons à leur rencontre, proposa Suzanne.

– Oui, fit-elle vivement, j’y vais. Reste ici, toi, Suzanne… reste avec maman.

Elle s’élança, avide d’être la première qui accueillît Philippe, et retrouvant assez de forces pour courir jusqu’au bas de la descente.

– Philippe Philippe ! criait-elle… Enfin, te voilà…

Il la souleva de terre et la pressa contre lui.

– Ma chérie, il paraît que tu étais inquiète… Il ne fallait pas… je te raconterai…

– Oui, tu nous raconteras… Mais viens… viens vite embrasser ta mère et la rassurer…

Elle l’entraîna. Ils gravirent l’escalier, et, sur la terrasse, il se trouva tout à coup en présence de Suzanne, qui attendait, crispée de jalousie et de haine. L’émoi de Philippe fut si fort qu’il ne lui tendit même pas la main. À cet instant, d’ailleurs, Mme Morestal se précipitait :

– Ton père ?

– Vivant.

Et Suzanne dit à son tour :

– Papa ?

– Vivant aussi… tous deux enlevés par des agents allemands, près de la frontière.

– Quoi ? Prisonniers ?

– Oui.

– On ne leur a pas fait de mal ?

Elles l’entouraient toutes les trois et le pressaient de questions. Il répondit en riant :

– Du calme d’abord… Je vous avouerai que je suis quelque peu étourdi… Voilà deux nuits mouvementées… Et, en outre, je meurs de faim…

Ses vêtements et ses souliers étaient gris de poussière. Du sang tachait l’une de ses manchettes.

– Tu es blessé ! s’écria Marthe.

– Non… pas moi… je vais t’expliquer…

Catherine lui apporta une tasse de café qu’il but avidement, et il commença :

– Il était environ cinq heures du matin quand je me suis levé, et je ne me doutais certes pas en sortant de ma chambre…

Marthe fut stupéfaite. Pourquoi Philippe disait-il qu’il avait couché là ? Il ignorait donc que son absence était connue ? Mais alors pourquoi ce mensonge ?

Instinctivement, elle se plaça devant Suzanne et devant sa belle-mère, et comme Philippe s’était interrompu, gêné lui-même par le trouble visible qu’il avait provoqué, elle lui demanda :

– Ainsi, hier soir, tu avais quitté ton père et M. Jorancé ?…

– Au carrefour du Grand-Chêne.

– Oui, Suzanne nous a raconté cela. Et tu es rentré directement ?

– Directement.

– Mais tu as entendu les coups de feu ?…

– Des coups de feu ?

– Oui, du côté de la frontière.

– Non. Je devais dormir déjà… J’étais fatigué… Sans quoi, si je les avais entendus…

Il eut l’intuition du danger qu’il courait, d’autant que Suzanne cherchait à lui faire des signes. Mais il avait si bien préparé le début de son histoire que, peu accoutumé à mentir, il n’eût pu y changer un seul mot sans perdre le peu de sang-froid qui lui restait. En outre, exténué lui-même, incapable de réagir contre l’atmosphère d’inquiétude et d’énervement qui l’enveloppait, comment aurait-il discerné le piège que Marthe lui avait tendu inconsciemment ? Il répéta donc :

– Encore une fois, quand je suis sorti de ma chambre, je ne me doutais pas de ce qui s’était passé. C’est un hasard qui m’a mis sur la voie. J’avais gagné le col du Diable et je suivais la route de la frontière, lorsque, à moitié chemin de la Butte-aux-Loups, je distinguai sur ma gauche des gémissements, des plaintes. En m’approchant, je découvris, au milieu des fourrés, un homme blessé, couvert de sang…

– Le déserteur, précisa Mme Morestal.

– Oui, un soldat allemand, Jean Baufeld, répondit Philippe.

Et, tranquille maintenant, car il arrivait à la partie véridique de l’histoire, son entrevue avec le déserteur ayant eu lieu, en effet, au petit jour, alors qu’il revenait de Saint-Élophe, il continua :

– Jean Baufeld n’avait plus que quelques minutes à vivre. Il râlait. Cependant, il eut encore la force de me dire son nom et d’articuler quelques mots, et il mourut entre mes bras. Mais je savais par lui que M. Jorancé et mon père avaient essayé de le défendre sur le territoire français, et que les agents s’étaient retournés contre eux. Je me mis donc à leur recherche.