La trace était facile à suivre. Elle me conduisit par le col du Diable jusqu’au hameau de Torins. Là, l’aubergiste ne fit aucune difficulté pour m’apprendre qu’une escouade d’agents, dont plusieurs à cheval, avait passé chez lui, emmenant vers Bœrsweilen deux prisonniers français. L’un d’eux était blessé. Je ne pus savoir si c’était votre père, Suzanne, ou le mien. En tout cas, les blessures devaient être légères, car les deux prisonniers se tenaient à cheval sans l’aide de personne. Rassuré, je revins sur mes pas. Au col du Diable, je rencontrai Victor… Vous savez le reste.

Il semblait tout heureux d’en avoir fini, et il se versa une seconde tasse de café, avec la satisfaction d’un homme qui s’est tiré d’affaire à bon compte.

Les trois femmes gardaient le silence. Suzanne baissait la tête pour qu’on ne vît point son émotion. Enfin, Marthe, qui n’avait aucun soupçon, mais que le mensonge de Philippe préoccupait, Marthe reprit :

– À quelle heure es-tu rentré hier soir ?

– À onze heures moins le quart.

– Et tu t’es couché tout de suite ?

– Tout de suite.

– Alors comment se fait-il que ton lit ne soit pas défait ?

Philippe eut un haut-le-corps. La question le suffoquait. Au lieu d’imaginer un prétexte quelconque, il balbutia ingénument :

– Ah ! tu es entrée… tu as vu…

Il n’avait point réfléchi à ce détail, ni d’ailleurs à aucun de ceux qui pouvaient le mettre en contradiction avec la réalité, et il ne savait plus que dire.

Suzanne insinua :

– Peut-être Philippe a-t-il reposé sur un fauteuil…

Marthe haussa les épaules, et, Philippe, tout à fait désemparé, essayant de trouver une autre version, ne répondit même pas. Il demeurait stupide, comme un enfant pris en faute.

– Voyons, Philippe, demanda Marthe, qu’est-ce qu’il y a là-dessous ? Tu n’es donc pas revenu directement ?

– Non, avoua-t-il.

– Tu es revenu par la frontière ?

– Oui.

– Alors, pourquoi le cacher ? Je ne pouvais plus m’inquiéter, puisque tu étais ici.

– Justement ! s’écria Philippe, qui s’engagea au hasard dans cette voie, justement ! Je n’ai pas voulu te dire que j’avais passé la nuit à la recherche de mon père.

– La nuit ! Ce n’est donc pas ce matin que tu as connu son enlèvement !

– Non. Dès hier soir.

– Dès hier soir ! Mais comment ? Par qui ? Tu n’as pu le savoir que si tu as assisté à l’enlèvement ?

Il hésita une seconde. Il aurait pu faire remonter à cet instant de la nuit son entretien avec le déserteur Baufeld. Il n’y songea pas, et déclara d’un ton résolu :

– Eh bien, oui, j’étais là… ou du moins à quelque distance…

– Et tu as entendu les coups de feu ?

– Oui, j’ai entendu les coups de feu, et aussi des cris de douleur… Quand je suis arrivé sur le terrain de la bataille, il n’y avait plus personne. Alors, j’ai cherché… Tu comprends, j’avais peur que mon père ou M. Jorancé n’eussent été atteints par les balles… J’ai cherché toute la nuit, suivant leur piste dans les ténèbres… une mauvaise piste, d’abord, qui m’a mené du côté des bois d’Albern… Et puis, ce matin, j’ai découvert le soldat Baufeld, et, renseigné sur la direction que les agresseurs avaient prise, j’ai poussé jusqu’à l’usine et jusqu’à l’auberge de Torins. Mais si je t’avais dit cela, ah ! bigre !… ce que tu te serais tourmentée de ma fatigue ! Non, je te vois d’ici, ma pauvre Marthe !

Il affectait la gaieté et l’insouciance. Marthe l’observait avec étonnement. Elle hocha la tête d’un air pensif.

– Certes… tu as raison…

– N’est-ce pas ? Il était beaucoup plus simple de dire que je sortais de ma chambre, bien dispos, après une bonne nuit… Voyons, maman, n’est-ce pas ton opinion ? Et toi-même, d’ailleurs…

 

Mais à ce moment, un bruit de voix s’éleva sous les fenêtres du jardin, et Catherine fit irruption dans la pièce en criant :

– Monsieur ! monsieur !

Et Victor bondit également !

– Voilà monsieur ! Le voilà !

– Mais qui ? demanda Mme Morestal en se précipitant.

– Monsieur Morestal ! Le voilà ! Nous l’avons vu au bout du jardin… Tenez, là-bas, près de la cascade… La vieille dame courut à l’une des fenêtres.

– Oui ! il nous a vues ! Ah ! Seigneur Dieu, est-il possible !

Bouleversée, titubante, elle s’appuya au bras de Marthe et l’entraîna vers l’escalier qui conduisait au vestibule et au perron.

À peine avaient-elles disparu toutes les deux que Suzanne se jeta sur Philippe.

– Ah ! je vous en prie… je vous en prie, Philippe, implora-t-elle.

Il ne comprit pas d’abord.

– Qu’y a-t-il, Suzanne ?

– Je vous en prie, faites attention. Que Marthe ne se doute pas…

– Est-ce que vous croyez ?

– Une seconde, j’ai cru… Elle m’a regardé d’un air si drôle… Oh ! ce serait terrible… Je vous en prie…

Elle s’éloigna vivement, mais ses paroles, ses yeux égarés, causèrent à Philippe une véritable frayeur. Il n’avait eu jusqu’ici, en face de Marthe, qu’une gêne provoquée par l’ennui de mentir. Maintenant il apercevait soudain la gravité de la situation, le péril qui menaçait Suzanne et qui pouvait anéantir le bonheur de son propre ménage. Une maladresse et tout se découvrait. Et cette idée, au lieu de se traduire chez lui en un sursaut de clairvoyance, augmentait son désarroi.

– Il faut sauver Suzanne, répétait-il, avant tout il faut la sauver.

Mais il sentait qu’il n’avait pas plus de pouvoir sur les événements qui se préparaient que l’on n’en a contre la tempête qui approche. Et une peur sourde croissait en lui.

CHAPITRE III
 

La tête nue, les cheveux en désordre, ses vêtements déchirés, sans col, du sang sur sa chemise, à ses mains, sur son visage, du sang partout, une blessure au cou, une autre à la lèvre, méconnaissable, atroce, mais superbe d’énergie, héroïque et triomphant, tel surgit le vieux Morestal.

Il exultait.

– Présent ! clama-t-il.

Un rire énorme roula sous sa moustache.

– Morestal ? Présent !… Morestal, pour la seconde fois prisonnier du Teuton… et, pour la seconde fois, libre.

Philippe le regardait avec stupeur, comme une apparition.

– Eh bien ! le fiston, c’est ainsi qu’on me reçoit ?

Saisissant une serviette, d’un large mouvement il essuya sa figure. Puis il attira sa femme contre lui.

– Qu’on m’embrasse, la mère ! À ton tour, Philippe… À ton tour, Marthe !… Et toi aussi, la belle Suzanne… une fois pour moi, et l’autre pour ton père… Ne pleure pas, ma fille… Il va bien, le papa… On le dorlote comme un empereur, là-bas… en attendant qu’on le relâche. Et ça ne tardera pas. Par Dieu, non ! J’espère que le gouvernement français…

Il parlait ainsi qu’un homme ivre, trop vite et d’une voix mal assurée. Sa femme voulut le faire asseoir.