Vous croyez que mon père…

– Rien à craindre, répéta Morestal.

Et il déclara nettement :

– Je considère Jorancé comme libre.

– Heu ! heu ! marmotta la vieille dame, les choses n’iront pas si vite…

– Encore une fois, je considère Jorancé comme libre, et pour cette bonne raison qu’il y a eu violation de frontière.

– Qui prouvera cette violation ?

– Qui ? Mais moi !… Mais Jorancé !… T’imagines-tu qu’on suspectera la parole des honnêtes gens que nous sommes ? D’ailleurs il y a d’autres preuves. On relèvera les traces de la poursuite, les traces de l’agression, celles du combat que nous avons soutenu. Et qui sait, il y a peut-être eu des témoins…

Marthe tourna les yeux sur Philippe. Il écoutait son père, le visage si pâle qu’elle en fut stupéfaite. Elle attendit quelques secondes, puis voyant qu’il gardait le silence, elle prononça :

– Il y a eu un témoin.

Morestal tressaillit.

– Que dis-tu, Marthe ?

– Philippe était là.

– Allons donc, nous avons laissé Philippe au carrefour du Grand-Chêne, en bas de la côte, n’est-ce pas, Suzanne ? Vous êtes restés ensemble.

Vivement Philippe intervint.

– Suzanne est partie presque aussitôt, moi également… mais je n’avais pas fais trois cents pas que je suis retourné.

– C’est donc pour cela que, quand je t’ai appelé, au milieu de la côte, tu n’as pas répondu ?

– Sans doute. Je suis retourné au Grand-Chêne.

– Pourquoi ?

– Pour te rejoindre… je regrettais de t’avoir laissé.

– Alors, tu étais derrière nous au moment de l’agression ?

– Oui.

– En ce cas, forcément, tu as entendu les coups de feu !… Voyons, tu devais être sur la Butte-aux-loups…

– À peu près…

– Et tu nous as vus peut-être… D’en haut !… Avec le clair de lune !…

– Ah ! non, protesta Philippe, non, je n’ai rien vu.

– Mais si tu as entendu les coups de feu, il est impossible que tu n’aies pas entendu les cris de Jorancé… Moi, ils m’avaient fichu un bâillon sur la bouche… Mais Jorancé hurlait, lui !… « Nous sommes en France ! Nous sommes sur le territoire français ! » Hein ! tu as entendu les cris de Jorancé ?

Philippe hésita devant une réponse dont il sentait confusément l’importance redoutable. Mais, en face de lui, il vit Marthe qui l’observait avec une surprise croissante, et il vit, près de Marthe, la figure convulsée de Suzanne. Il affirma :

– Oui, j’ai entendu… De loin, j’ai entendu.

Le vieux Morestal ne se tenait pas de joie. Et quand il sut en outre que Philippe avait recueilli les dernières paroles du déserteur Baufeld, il éclata :

– Tu l’as vu ? Il vivait ? Il t’a dit qu’on nous avait tendu un piège, n’est-ce pas ?

– Il a prononcé le nom de Dourlowski.

– Parfait ! Mais notre rencontre avec le soldat, la poursuite… il a dû te dire que tout cela avait eu lieu en France ?

– J’ai cru comprendre, en effet…

– Nous les tenons ! proféra Morestal, nous les tenons ! Évidemment, j’étais tranquille… Tout de même, le témoignage de Philippe, l’attestation du soldat mourant… Ah ! les brigands, il faudra bien qu’ils lâchent leur proie… Nous étions en France, mes bons amis ! Il y a eu violation de frontière !

Philippe comprit qu’il s’était trop avancé, et il objecta :

– Mon témoignage n’en est pas un au sens propre du mot… Quant au soldat, c’est à peine si j’ai distingué…

– Nous les tenons, je te dis. Le peu que tu as pu voir, le peu que tu as pu entendre, tout s’accorde avec mon témoignage à moi, c’est-à-dire avec la vérité. Nous les tenons ! Et voilà ces messieurs du Parquet qui seront de mon avis, je t’en donne mon billet ! Et ça ne traînera pas ! Demain, Jorancé sera libre.

Il lâcha la plume, qu’il avait saisie pour écrire lui-même son rapport, et se dirigea vivement vers la fenêtre, attiré par le bruit d’une automobile qui contournait la pelouse du jardin.

– Le sous-préfet, dit-il. Bigre ! Le gouvernement est déjà averti. Le juge d’instruction et le procureur !… Oh ! Oh ! on va nous mener ça rondement, je vois… Vite, la mère, qu’on les reçoive ici… Moi, je reviens, le temps de mettre un faux col, d’enfiler une jaquette…

– Père !

Sur le seuil de la porte, Morestal s’arrêta. C’était son fils qui l’interpellait.

– Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ?

– J’ai à vous parler, déclara Philippe avec résolution.

– Tant mieux ! Mais nous remettrons cela à tantôt, hein ?

– J’ai à vous parler maintenant.

– Ah ! En ce cas, accompagne-moi. Tiens, tu me donneras un coup de main. Justement Victor n’est pas là.

Et, tout en riant, il passa dans sa chambre.

Malgré elle, Marthe fit quelques pas comme si elle se proposait d’assister à la conversation. Philippe eut un moment d’embarras. Puis il se décida brusquement.

– Non, Marthe, il est préférable que tu restes.

– Cependant…

– Non, encore une fois non. Excuse-moi. Plus tard, je te donnerai l’explication…

Et il rejoignit son père.

Dès qu’ils furent seuls, Morestal, qui songeait d’ailleurs beaucoup plus à sa déposition qu’aux paroles de Philippe, Morestal demanda distraitement :

– C’est confidentiel ?

– Oui, et très grave, déclara Philippe.

– Oh ! Oh !

– Très grave, comme vous allez le comprendre, mon père… Il s’agit d’une situation où je me trouve, une situation affreuse d’où il m’est impossible de sortir sans…

Il n’alla pas plus loin. Dans un élan instinctif, bouleversé par l’arrivée du juge d’instruction et par une vision subite des événements prochains, il avait apostrophé son père. Il voulait parler, dire les mots qui le délivreraient. Quels mots ? Il ne savait pas au juste. Mais tout, tout plutôt que de faire un faux témoignage et d’apposer sa signature au bas d’une déposition mensongère !

Il balbutia d’abord, le cerveau en déroute, et cherchant en vain une solution admissible. Comment s’arrêter sur la pente où l’entraînait un jeu de forces ennemies, de hasards, de coïncidences et de petits faits implacables ? Comment rompre le cercle qu’un destin cruel s’ingéniait à tracer autour de lui ?

Il n’y avait qu’un moyen, auquel il se heurtait tout à coup sans l’avoir aperçu : la vérité immédiate, la révélation brutale de sa conduite.

Il frissonna de dégoût. Accuser Suzanne ! Était-ce cela, l’idée obscure qui l’animait à son insu ? Pour se sauver, avait-il pensé à la perdre ? Il eut alors la conscience exacte de sa détresse, car il aurait préféré mille fois mourir plutôt que de déshonorer la jeune fille, fût-ce aux seuls yeux de son père.

Morestal, dont la toilette était achevée, plaisanta.

– C’est tout ce que tu avais à me confier ?

– Oui… je me suis trompé… répliqua Philippe… j’avais cru…

Il s’était appuyé au balcon de la fenêtre et regardait vaguement le grand parc anglais que forment les bouquets d’arbres et les prairies onduleuses des Vosges. D’autres pensées maintenant l’obsédaient, qui se mêlaient à son propre tourment. Il revint vers le vieux Morestal.

– Vous êtes bien sûr que l’arrestation a été opérée sur le territoire français ?

– Ah ! ça, tu es fou ?

– Il se peut que, sans le voir, vous ayez traversé la ligne…

– Oui… en effet… c’est même ce qui s’est produit. Mais au moment de la première agression, comme au moment de l’arrestation, nous étions en France. Là-dessus, pas de doute.

– Songez donc, mon père, s’il y avait le moindre doute !…

– Eh bien, quoi ? Que veux-tu dire ?

– Je veux dire que cet incident aura des suites.