Il protesta.

– Me reposer ? Pas besoin, la mère. Un Morestal ne se repose pas. Mes blessures ? Des bobos ! Quoi ? Le médecin ? S’il met le pied ici, je l’expédie par la fenêtre.

– Pourtant, il faut te soigner…

– Me soigner ? Un verre de vin, si ça t’amuse… du vin de France… C’est ça, débouche une bouteille… On va trinquer… À ta santé, Weisslicht… Ah ! celle-là est drôle !… Quand je pense à la tête de Weisslicht, commissaire spécial du gouvernement impérial… Parti, le prisonnier ! Envolé, l’oiseau !

Il riait à pleine gorge, et quand il eut bu deux verres de vin, coup sur coup, il embrassa de nouveau les trois femmes, embrassa Philippe, appela Victor, Catherine, le jardinier, leur serra la main, les renvoya et se mit à marcher en proférant :

– Pas de temps à perdre, les enfants ! Sur la route de Saint-Élophe j’ai rencontré le brigadier de gendarmerie. Le Parquet est déjà au courant de l’affaire… D’ici une demi-heure, on peut venir. Je tiens à présenter un rapport. Prends une plume, Philippe.

– Ce qui est beaucoup plus urgent, objecta sa femme, c’est de ne pas te surmener ainsi. Tiens, raconte-nous la chose, plutôt, tout doucement.

 

Le vieux Morestal ne se refusait jamais à discourir. Il commença donc son récit, à petites phrases lentes, comme elle le voulait, racontant tous les détails de l’agression et toutes les phases du voyage vers Bœrsweilen. Mais, de nouveau surexcité, il haussa le ton, s’indigna, se mit en colère, railla.

– Ah ! des égards, ils n’en ont pas manqué ! Monsieur le commissaire spécial !… Monsieur le conseiller d’arrondissement !... Weisslicht en avait plein la bouche, de nos titres ! N’empêche qu’à une heure du matin nous étions bel et bien bouclés dans deux jolies pièces de la maison communale de Bœrsweilen… Au violon, quoi !… avec accusation probable de complicité, d’espionnage, de haute trahison, tout le diable et son train. Seulement, dans ce cas-là, messieurs, il ne faut pas pousser la déférence jusqu’à délivrer vos captifs de leurs menottes, il ne faut pas non plus que les fenêtres de vos cellules soient fermées par des barreaux trop minces, et point davantage que l’un de vos prisonniers garde son couteau de poche. Sinon, pour peu que ce prisonnier ait du cœur au ventre… et une lime à son couteau… il tentera l’aventure. Et je l’ai tentée, mordieu ! À quatre heures du matin, la vitre coupée, et quatre barreaux sciés ou descellés, le vieux Morestal se laissait choir le long d’une gouttière, et prenait la poudre d’escampette. Au revoir, mes bons amis… Il ne s’agit plus que de rentrer chez soi… Le col du Diable ? Les bois d’Albern ? La Butte-aux-Loups ? Pas si bête ! La vermine doit pulluler de ce côté… Et de fait, j’entendis battre le tambour, et sonner les trompettes d’alarme, et galoper les chevaux. On me cherchait, parbleu !… Mais comment m’eût-on cherché à dix kilomètres de là, au val de Sainte-Marie, en pleine forêt d’Arzance ? Et je trottais… Je trottais jusqu’à extinction… À huit heures, je franchissais la ligne… Ni vu ni connu ! Morestal foulait le sol de ses pères ! À dix heures, du haut de la Côte-Blanche, j’apercevais le clocher de Saint-Élophe, et je coupais droit pour revenir ici plus vite. Et me voilà ! Un peu fourbu, je vous l’accorde, pas très présentable… Mais, tout de même, hein, qu’en dites-vous, du vieux Morestal ?

Il s’était levé et, sans plus se souvenir des fatigues de la nuit, il animait son discours de toute une mimique virulente qui désolait sa femme.

– Et mon pauvre père n’a pu s’échapper ? demanda Suzanne.

– Lui, on avait eu soin de le fouiller, répondit Morestal. D’ailleurs, on le surveillait de plus près que moi… de sorte que ce qu’il n’a pu faire, je l’ai fait…

Et il ajouta :

– Heureusement ! car moi, j’aurais pourri sur la paille de leurs cachots jusqu’à la fin d’un procès interminable ; tandis que lui, d’ici quarante-huit heures… Mais tout cela, c’est du bavardage. Ces messieurs du Parquet ne doivent pas être loin. Je veux que mon rapport soit prêt… Il y a certaines choses que je soupçonne… toute une manigance…

Il s’interrompit, comme heurté par une idée imprévue, et il resta longtemps immobile, la tête entre ses mains. Puis, brusquement, il frappa la table.

– Ça y est Je comprends tout ! Eh bien, vrai, j’y ai mis le temps !

– Quoi ? lui dit sa femme.

– Dourlowski, parbleu !

– Dourlowski ?

– Eh oui ! Dès la première minute, j’ai deviné que c’était un piège, un piège d’agents subalternes. Mais comment l’avait-on dressé ? Maintenant, je vois clair. Dourlowski est venu ici hier matin, sous un prétexte quelconque. Il a su que Jorancé et moi nous suivrions, dans la soirée, le chemin de la frontière, et, d’accord avec les policiers allemands, le passage du déserteur a été combiné pour ce moment-là ! À notre approche, un coup de sifflet, et le soldat, à qui l’on a fait croire sans doute que ce coup de sifflet est un signal de complices français, le soldat, que Dourlowski ou ses acolytes tiennent en laisse ainsi qu’un chien, le soldat est lâché. Tout le mystère est là ! Ce ne n’est pas lui, le malheureux, que l’on visait, c’était Jorancé, c’était Morestal. Comme de juste, Morestal vole au secours du fugitif. On lui met la main au collet, on s’empare de Jorancé, et nous voilà tous deux complices. Bravo, messieurs, le tour est bien joué.

Mme Morestal murmura :

– Dis donc, ça pourrait être grave…

– Pour Jorancé, dit-il, oui, parce qu’il est sous les verrous ; mais il y a un seulement… La poursuite du déserteur a eu lieu sur le territoire français. C’est également sur le territoire français que nous avons été arrêtés. La violation est flagrante. Par conséquent, rien à craindre.

– Vous croyez ? demanda Suzanne.