Somme toute, il n’était et ne serait qu’un comparse.
– Un figurant, tout au plus, murmura-t-il avec satisfaction.
– Oui, tout au plus. C’est ton père et M. Jorancé qui tiennent l’affiche.
Marthe était entrée et, surprenant ses dernières paroles qu’il avait prononcées à haute voix, elle y répondait en riant.
Elle lui entoura le cou du même geste affectueux dont elle avait l’habitude et lui dit :
– Mais oui, Philippe, tu n’as pas à te tourmenter. Ton témoignage n’a aucune importance et ne peut influer en aucune façon sur les événements. Sois-en bien certain.
Leurs visages étaient tout près l’un de l’autre, et, dans les yeux de Marthe, Philippe ne perçut que de la gaieté et de la tendresse.
Il comprit qu’elle avait attribué à des scrupules de conscience et à des appréhensions mal définies sa conduite de la veille, sa fausse version du début, ses réticences et son trouble. Inquiet sur les suites de l’affaire et redoutant que son témoignage ne la compliquât, il avait essayé de se soustraire aux ennuis d’une déposition.
– Je crois que tu as raison, dit-il afin de la confirmer dans son erreur. Et, du reste, l’affaire est-elle si grave ?
Ils causèrent quelques minutes et, peu à peu, tout en l’observant, il amena l’entretien sur les Jorancé.
– Suzanne est venue ce matin ?
Marthe sembla étonnée…
– Suzanne ? dit-elle. Tu ignores donc ?… En effet, tu dormais hier soir. Suzanne a couché là.
Il tourna la tête pour cacher sa rougeur, et il reprit :
– Ah ! elle a couché là…
– Oui. M. Morestal veut qu’elle habite avec nous jusqu’au retour de M. Jorancé.
– Mais… en ce moment ?…
– Elle est à Bœrsweilen, où elle sollicite l’autorisation de voir son père.
– Seule ?
– Non, Victor l’accompagne.
Philippe prononça d’un air indifférent :
– Comment est-elle ? Abattue ?
– Très abattue… Je ne sais pas pourquoi, elle s’imagine que l’enlèvement de son père lui est imputable… C’est elle qui l’aurait poussé à faire cette promenade !… Pauvre Suzanne, quel intérêt pouvait-elle avoir à rester seule ?…
Il saisit nettement, à l’intonation comme à l’attitude de sa femme, que, si certaines coïncidences l’avaient surprise, aucun soupçon du moins ne l’avait effleurée. De ce côté, tout était fini. Le péril s’éloignait.
Heureux, délivré de ses craintes, Philippe eut encore la satisfaction d’apprendre que son père avait passé une excellente nuit et qu’il s’était rendu dès le matin à la mairie de Saint-Élophe. Il interrogea sa mère. Mme Morestal, obéissant comme Philippe à ce besoin d’apaisement et de sécurité qui nous envahit après les grandes secousses, le rassura sur la santé du vieillard. Certes, le cœur était malade ; le docteur Borel exigeait la vie la plus régulière et la plus monotone. Mais le docteur Borel voyait les choses en noir, et, somme toute, Morestal avait fort bien supporté les fatigues, pourtant très dures, de son enlèvement et de son évasion.
– D’ailleurs, tu n’as qu’à le regarder, conclut-elle. Le voilà qui arrive de Saint-Élophe.
Ils le virent descendre de voiture, allègre comme un jeune homme. Il les rejoignit au salon et, tout de suite, il s’écria :
– Hein ! quel vacarme ! J’ai téléphoné à la ville… On ne parle que de cela… Et puis, savez-vous ce qui me tombe sur le dos à Saint-Élophe ? Une demi-douzaine de reporters ! Ce que je les ai congédiés ! Des gens qui enveniment tout, arrangent tout à leur façon !… La plaie de notre époque !… Je vais donner à Catherine des ordres formels… L’entrée du Vieux-Moulin est interdite… Non, mais tu as vu la manière dont ils rapportent mon évasion ? J’aurais étranglé la sentinelle et fait mordre la poussière à deux uhlans qui me poursuivaient !…
Il ne parvenait pas à dissimuler son contentement, et il se redressa, en homme qu’un exploit de ce genre n’étonnait point.
Philippe lui demanda :
– Et l’impression générale ?
– Telle que tu as pu la connaître par les journaux. La libération de Jorancé est imminente. D’ailleurs, je te l’avais dit. Plus nous serons affirmatifs, et nous avons le droit de l’être, plus nous hâterons le dénouement. Comprends bien que, à l’heure actuelle, on interroge l’ami Jorancé et qu’il répond exactement comme moi. Alors ? Non, je le répète, l’Allemagne cédera. Donc ne te fais pas de bile, mon garçon, puisque tu crains tant la guerre… et les responsabilités !…
C’était là, en fin de compte et de même que Marthe, le motif auquel il attribuait les paroles incohérentes que Philippe avait prononcées avant sa comparution devant les magistrats, et, sans regarder plus au fond, il en concevait à son endroit une certaine rancune et un peu de dédain. Philippe Morestal, le fils du vieux Morestal, redouter la guerre ! Encore un que le poison de Paris avait corrompu…
On déjeuna gaiement. Le vieillard ne cessa de bavarder. Sa bonne humeur, son optimisme, sa foi inébranlable dans une heureuse et prochaine solution, emportèrent les résistances, et Philippe lui-même subit l’autorité d’une conviction qui le réjouissait.
L’après-midi se continua sous des auspices également favorables. Convoqués, Morestal et son fils se rendirent à la frontière, où, en présence du procureur de la République, du sous-préfet, du brigadier de gendarmerie, et de nombreux journalistes que l’on cherchait en vain à écarter, le juge d’instruction compléta, avec un soin minutieux, les investigations qu’il avait commencées la veille. Morestal dut reprendre sur place le récit de l’agression, préciser le chemin suivi avant l’attaque et pendant la fuite, déterminer l’endroit où le soldat Baufeld avait traversé la ligne et l’endroit où le commissaire et lui, Morestal, avaient été arrêtés.
Il le fit sans hésitation, allant et venant, parlant et affirmant avec une telle certitude, tant de logique et de sincérité, tant de verve et d’enthousiasme, que la scène évoquée par lui, revivait aux yeux des spectateurs. Sa démonstration fut claire et impérieuse. Ici, le premier coup de feu.
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