Là, crochet à droite, sur le territoire allemand. Là, retour en France, et plus loin, à cet emplacement exact, quinze mètres en deçà de la frontière, le terrain du combat, le lieu de l’arrestation. Les indices abondaient, irréfutables. C’était la vérité, sans crainte d’erreur possible.
Philippe, entraîné, confirma, de façon plus catégorique, sa première déclaration. En approchant de la Butte-aux-Loups il avait entendu les cris du commissaire spécial. Ces mots : « Nous sommes en France… voilà la frontière » lui étaient parvenus distinctement. Et il raconta ses recherches, sa conversation avec le soldat Baufeld, et le témoignage du blessé en ce qui concernait l’envahissement du territoire français.
L’enquête s’acheva sur une bonne nouvelle. Le lundi, quelques heures avant l’agression, maître Saboureux avait aperçu, disait-on, l’Allemand Weisslicht, le chef des policiers, et un nommé Dourlowski, colporteur, qui se promenaient dans les bois et tentaient de se dissimuler.
Or Morestal, sans avouer les rapports qu’il entretenait avec ce personnage, avait cependant relaté la visite du sieur Dourlowski et son offre de complicité. Un accord entre Dourlowski et Weisslicht, c’était la preuve qu’une embuscade avait été dressée et que le passage du soldat Baufeld, combiné pour dix heures et demie, n’avait été qu’un prétexte pour prendre au piège le commissaire spécial et son ami.
Les magistrats ne cachèrent pas leur contentement. L’affaire Jorancé, machination ourdie par des agents subalternes que le gouvernement impérial n’aurait aucune honte à désavouer, se réduisait de plus en plus aux proportions d’un incident qui ne pouvait avoir de lendemain.
– Allons, dit Morestal en emmenant son fils, tandis que les magistrats se rendaient à la ferme Saboureux, allons, ce sera encore plus simple que je ne l’espérais. Ce soir, le gouvernement français connaîtra les conclusions de l’enquête. Un échange de vues avec l’ambassade d’Allemagne, et demain…
– Vous croyez ?…
– Je vois plus loin. Je crois que l’Allemagne prendra les devants.
Comme ils débouchaient au col du Diable, ils croisèrent une petite troupe de gens que conduisait un homme à casquette galonnée.
Morestal salua d’un grand coup de chapeau, en ricanant :
– Bonjour !… Ça va bien ?
L’homme passa sans rien dire.
– Qui est-ce ? demanda Philippe.
– Weisslicht, le chef des policiers.
– Et les autres ?
– Les autres ?… C’est l’enquête allemande qui opère à son tour.
Il était alors quatre heures de l’après-midi.
Cette fin de journée fut paisible au Vieux-Moulin. À la nuit tombante, Suzanne arriva, tout heureuse, de Bœrsweilen. On lui avait remis une lettre de son père et, le samedi, on lui donnerait l’autorisation de le voir.
– Tu n’auras même pas besoin de retourner à Bœrsweilen, dit Morestal, c’est ton père qui viendra te rechercher, n’est-ce pas, Philippe ?
Le dîner les réunit tous les cinq sous la lampe de famille, et ils éprouvèrent une impression de détente, de bien-être et de repos. On but à la santé du commissaire spécial. Il leur semblait d’ailleurs que sa place n’était pas vide, tellement ils songeaient à son retour avec certitude.
Seul, Philippe ne participait pas à l’allégresse. Placé à côté de Marthe et en face de Suzanne, il était de nature trop droite et de jugement trop sain pour ne pas souffrir d’une situation aussi fausse.
Depuis l’avant-dernière nuit, depuis l’instant où il quittait Suzanne aux clartés naissantes de l’aube qui se glissait dans la chambre de la jeune fille, à Saint-Élophe, c’était la première fois qu’il avait, en quelque sorte, le temps d’évoquer le souvenir de ces heures troublantes. Effrayé par les événements, obsédé par le souci de la conduite qu’il devait tenir, il ne pensait à Suzanne que pour ne point la compromettre.
Maintenant, il la voyait. Il l’écoutait rire et parler. Elle vivait en sa présence, non point telle qu’il l’avait connue à Paris et retrouvée à Saint-Élophe, mais parée d’un autre charme, dont il avait le secret mystérieux. Certes, il demeurait maître de lui et il sentait bien qu’aucune tentation ne l’induirait à succomber de nouveau. Mais pouvait-il faire qu’elle n’eût pas des cheveux blonds, dont la couleur le séduisait, des lèvres frissonnantes, une voix harmonieuse comme un chant ? Et pouvait-il faire que tout cela, peu à peu, ne l’emplît d’une émotion que chaque minute rendait plus profonde ?
Leurs yeux se rencontrèrent. Suzanne trembla sous le regard de Philippe. Une sorte de pudeur l’orna, ainsi qu’un voile qui embellit. Elle était désirable comme une épouse et touchante comme une fiancée.
Au même moment, Marthe souriait à Philippe. Il rougit et pensa :
– Je partirai demain.
Sa décision était immédiate. Il ne resterait pas un jour de plus entre les deux femmes. Le spectacle seul de leur intimité lui semblait odieux. Il partirait sans un mot.
1 comment