Et il montrait à Philippe les arbres qu’il avait côtoyés dans sa fuite, et les arbres au pied desquels son ami et lui s’étaient battus.
– C’est là, Philippe, nulle part ailleurs… Vois-tu ce petit espace ? C’est là… J’y suis venu souvent fumer ma pipe à cause de ce tertre où l’on peut s’asseoir… C’est là !
Il s’assit sur ce même tertre, et il ne dit plus rien, les yeux vagues, pendant que Philippe le considérait. Plusieurs fois il répéta entre ses dents :
– Oui, c’est bien là… Comment pourrais-je me tromper ?
Et tout à coup il serra ses deux poings contre ses tempes et balbutia :
– Pourtant, si je me trompais ! Si j’avais bifurqué plus à droite… et si…
Il s’interrompit, jeta les yeux autour de lui, et, se redressant :
– Impossible ! On ne fait pas d’erreur aussi grossière, à moins d’être fou ! Comment l’aurais-je faite ? Je ne songeais qu’à cela « Il faut rester en France… me disais-je, il faut rester à gauche de la ligne. » Et j’y suis resté, crebleu ! Il y a là une certitude absolue… Alors quoi ? vais-je renier la vérité pour leur faire plaisir ?
Et Philippe, qui ne cessait de l’observer, répondait en lui-même :
« Pourquoi pas, mon père ? Que signifierait ce petit mensonge auprès du magnifique résultat qui serait obtenu ? Si vous mentiez, mon père, si seulement vous affirmiez avec moins de force une vérité si funeste, la France pourrait reculer sans honte, puisque c’est votre témoignage qui nécessite sa réclamation ? Et de la sorte, vous auriez sauvé votre pays… »
Mais Philippe se taisait. Son père était guidé par une conception du devoir qu’il savait aussi haute et aussi légitime que la sienne. De quel droit aurait-il voulu que son père agît selon sa propre conscience, à lui, Philippe ? Ce qui n’était pour l’un qu’un petit mensonge, pour l’autre, pour le vieux Morestal, serait un crime de lèse-patrie. Morestal, en témoignant, parlait au nom de la France. La France ne ment pas.
– S’il y a une solution possible, se disait-il, ce n’est pas à mon père qu’il faut la demander. Mon père représente un bloc d’idées, de principes et de traditions intangibles. Mais moi, moi, que puis-je faire ? Quel est mon devoir particulier ? Quel est le but où je dois tendre à travers tous les obstacles ?
Vingt fois, il fut sur le point de s’écrier :
– Mon témoignage est faux, père. Je n’étais pas là. J’étais avec Suzanne.
À quoi bon ! C’était déshonorer Suzanne, et la marche implacable des événements n’en continuerait pas moins. Or, cela seul importait. Toutes les douleurs individuelles, toutes les crises de conscience, toutes les théories, tout disparaissait devant la formidable catastrophe qui menaçait l’humanité, et devant la tâche qui incombait à des hommes comme lui, affranchis du passé, libres d’agir suivant une conception nouvelle du devoir.
L’après-midi, aux bureaux de L’Éclaireur, ils apprirent qu’une bombe avait éclaté derrière l’automobile de l’ambassadeur d’Allemagne, à Paris. Au Quartier latin, l’effervescence était à son comble. On avait maltraité deux Allemands et assommé un Russe, qu’on accusait d’espionnage. À Lyon, à Toulouse, à Bordeaux, des bagarres s’étaient produites.
Mêmes désordres à Berlin et dans les grandes villes de l’Empire. Le parti militaire dirigeait le mouvement.
Enfin, à six heures, on donnait comme certain que l’Allemagne mobilisait trois corps d’armée.
Au Vieux-Moulin, la soirée fut tragique. Suzanne, qui arrivait de Bœrsweilen sans avoir pu voir son père, Suzanne ajoutait à la détresse par ses sanglots et ses lamentations. Morestal et Philippe, taciturnes, le regard fiévreux, semblaient se fuir. Marthe, qui devinait les angoisses de son mari, ne le quittait pas des yeux, comme si elle craignait de sa part un coup de tête. Et la même appréhension devait tourmenter Mme Morestal, car elle recommanda plusieurs fois à Philippe :
– Surtout pas de discussions avec ton père. Il est malade. Toutes ces histoires le remuent bien assez. Un choc entre vous serait terrible.
Et cela aussi, l’idée de ce mal qu’il ignorait, mais auquel son imagination exaspérée donnait une importance croissante, cela aussi torturait Philippe.
Ils se levèrent tous, le dimanche matin, avec la certitude que la nouvelle de la guerre leur parviendrait au cours de cette journée, et le vieux Morestal partait pour Saint-Élophe afin d’y prendre les dispositions nécessaires en cas d’alerte, quand une sonnerie de téléphone le rappela.
C’était le sous-préfet de Noirmont qui lui transmettait une nouvelle communication de la préfecture. Les deux Morestal devaient se trouver à midi à la Butte-aux-Loups.
Un instant plus tard, L’Éclaireur des Vosges, par une dépêche publiée en tête de ses colonnes, les renseignait sur la portée de cette troisième convocation.
Hier, samedi, à dix heures du soir, l’ambassadeur d’Allemagne a rendu visite au président du Conseil. Après une longue conversation, et au moment de rompre un entretien qui semblait ne pouvoir aboutir, l’ambassadeur a reçu par exprès et remis au président du Conseil une note personnelle de l’empereur. L’empereur proposait un examen nouveau de l’affaire, pour lequel il déléguerait le gouverneur d’Alsace-Lorraine, avec mission de contrôler le rapport des agents. L’entente fut aussitôt établie sur ce terrain, et le gouvernement français a désigné comme représentant un des membres du cabinet, M. Le Corbier, sous-secrétaire d’État à l’intérieur, il est possible qu’une entrevue ait lieu entre ces deux personnages.
Et le journal ajoutait :
Cette intervention de l’empereur est une preuve de ses sentiments pacifiques, mais ne modifie guère la situation. Si la France a tort, et ce serait presque à souhaiter, elle cédera. Mais s’il est prouvé une fois de plus de notre côté que l’enlèvement a eu lieu sur le territoire français, et si l’Allemagne ne cède pas, qu’adviendra-t-il ?
CHAPITRE VI
Quels que dussent être les résultats de cet effort suprême, c’était un répit accordé aux deux nations. Il y avait là une lueur d’espoir, une possibilité d’arrangement.
Et le vieux Morestal, repris de confiance, déjà victorieux, ne manqua pas de se réjouir.
– Parbleu oui ! conclut-il, tout s’arrangera.
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