Il m’a raconté une vieille histoire de uhlans, de ferme brûlée. Enfin, quoi ! il a peur…
La journée commençait mal. On s’en alla silencieusement par l’ancienne route jusqu’à la frontière où l’enquête fut reprise en détail. Mais, au rond-point de la Butte, on aperçut trois hommes à casquette galonnée qui fumaient leur pipe auprès du poteau allemand.
Et plus loin, au bas de la descente, dans une sorte de clairière située sur la gauche, on en vit deux autres étendus à plat ventre et qui fumaient aussi.
Et, autour de ces deux-là, il y avait, plantés en terre et dessinant un cercle, des piquets fraîchement peints de jaune et de noir, que reliait une corde.
Questionnés, les hommes répondirent que c’était là l’endroit où l’arrestation du commissaire Jorancé avait eu lieu.
Or, cet endroit, adopté par l’enquête adverse, se trouvait en territoire allemand et à vingt mètres au-delà du chemin qui marquait la séparation !
Philippe dut entraîner son père. Le vieux Morestal suffoquait.
– Ils mentent ! ils mentent ! C’est une ignominie… Et ils le savent bien ! Est-ce que je puis me tromper ? Je suis du pays, moi ! Tandis qu’eux… des mouchards !…
Quand il fut plus calme, il recommença ses explications. Philippe, ensuite, répéta les siennes, en termes plus vagues cette fois, et avec une hésitation que le vieux Morestal, absorbé, ne remarqua point, mais qui ne pouvait échapper aux autres personnes.
Ensemble, comme la veille, le père et le fils retournèrent au Vieux-Moulin. Morestal ne chantait plus victoire, et Philippe songeait à maître Saboureux qui, averti par sa finesse de paysan, variait ses dépositions selon les menaces d’événements possibles.
Aussitôt arrivé, il se réfugia dans sa chambre. Marthe, l’ayant rejoint, le trouva étendu sur son lit la tête entre les mains. Il ne voulut même pas lui répondre. Mais, à quatre heures, apprenant que son père, avide de nouvelles, partait en voiture, il descendit aussitôt.
Ils se firent mener à Saint-Élophe, puis, de plus en plus inquiets, à cinq lieues au-delà, à Noirmont, où Morestal avait de nombreux amis. L’un d’eux les conduisit aux bureaux de L’Éclaireur.
Là, on ne savait encore rien ; les lignes télégraphiques et téléphoniques étaient encombrées. Mais, à huit heures, première dépêche : des groupes avaient manifesté aux environs de l’ambassade d’Allemagne… Place de la Concorde, la statue de la ville de Strasbourg était couverte de fleurs et de drapeaux.
Puis les télégrammes affluèrent.
Interpellé, le président du Conseil avait répondu, aux applaudissements de toute l’Assemblée : « Nous demandons, nous réclamons votre confiance absolue, votre confiance aveugle. Si certains d’entre vous la refusent au ministre, qu’ils l’accordent au Français. Car c’est un Français qui parle en votre nom. Et c’est un Français qui agira. »
Dans les couloirs de la Chambre, un député de l’opposition avait entonné La Marseillaise, reprise en chœur par tous ses collègues.
Et ce fut la contre-partie, les dépêches venant d’Allemagne, la presse chauvine exaspérée, tous les journaux du soir intransigeants, agressifs, Berlin tumultueux…
À minuit, ils s’en revinrent, et, bien qu’une émotion pareille les étreignît, elle suscitait en eux des idées si différentes qu’ils n’échangèrent pas une parole. Morestal lui-même, qui ne connaissait point le divorce de leurs esprits, n’osait s’abandonner à ses discours habituels.
Le lendemain, la Gazette de Bœrsweilen annonça des mouvements de troupes vers la frontière. L’empereur, qui croisait dans la mer du Nord, avait débarqué à Ostende. Le chancelier l’attendait à Cologne. Et l’on pensait que notre ambassadeur se rendrait également au-devant de lui.
Dès lors, toute cette journée du vendredi et toute celle du samedi, les hôtes du Vieux-Moulin vécurent un affreux cauchemar. La tempête secouait maintenant la France entière, et l’Allemagne, toute l’Europe frémissante. Ils l’entendaient rugir. La terre craquait sous son effort. Quel cataclysme épouvantable allait-elle provoquer ?
Et eux, qui l’avaient déchaînée, acteurs infimes relégués à l’arrière-plan, comparses dont le rôle était fini, ils ne pouvaient plus rien voir du spectacle que des lueurs lointaines et sanglantes.
Philippe s’enfermait dans un silence farouche qui désolait sa femme. Morestal était agité, nerveux, d’humeur exécrable. Il sortait sans raison, rentrait aussitôt, ne tenait pas en place.
– Ah ! s’écria-t-il, en un moment de défaillance où sa pensée apparut clairement, pourquoi sommes-nous revenus par la frontière ? Pourquoi ai-je secouru ce déserteur ? Car, il n’y a pas à dire, si je ne l’avais pas secouru, rien ne serait arrivé.
Le vendredi soir, on apprit que le chancelier, qui possédait déjà les rapports allemands, avait en mains le dossier français communiqué par notre ambassadeur. L’affaire, purement administrative jusqu’ici, devenait diplomatique. Et le gouvernement demandait la mise en liberté du commissaire spécial de Saint-Élophe, arrêté sur le territoire de la France.
– S’ils y consentent, cela va tout seul, dit Morestal. Il n’y a aucune humiliation pour l’Allemagne à renier des agents subalternes. Mais si l’on refuse, si l’on ajoute foi aux mensonges de ces agents, qu’adviendra-t-il ? La France ne peut pas reculer.
Le matin du samedi, la Gazette de Bœrsweilen, en une édition spéciale, inséra une courte note : « Après une étude attentive, le chancelier a fait remettre le dossier français à l’ambassadeur de France. Les tribunaux allemands examineront le cas du commissaire Jorancé, accusé du crime de haute trahison, et arrêté sur le territoire de l’Allemagne. »
C’était le refus.
Ce matin-là, Morestal emmena son fils jusqu’au col du Diable, et, courbé en deux, suivant pas à pas le chemin de la Butte-aux-Loups, examinant chacune des sinuosités, notant telle racine plus forte et telle branche plus longue, il refit le plan de l’attaque.
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