Durant une semaine, on disputa, on se fit du mal, on se réconcilia pour se fâcher encore. Puis le père céda tout d’un coup, au milieu d’une discussion, et comme s’il comprenait subitement la vanité de ses efforts.

– Tu le veux ? s’écria-t-il, soit ? Tu seras pion, puisque c’est ton idéal, mais je t’avertis que je décline toute responsabilité quant à l’avenir, et que je me lave les mains de ce qui arrivera.

Il arriva tout simplement que la carrière de Philippe fut rapide et brillante et que, après un stage à Lunéville, puis un autre à Châteauroux, il était nommé à Versailles professeur d’histoire. Il publiait alors, à quelques mois d’intervalle, deux livres remarquables et qui soulevèrent d’ardentes controverses : L’Idée de patrie dans la Grèce antique, et L’Idée de patrie avant la Révolution. Trois ans plus tard, on l’appelait à Paris, au lycée Carnot.

Philippe, aujourd’hui, approchait de la quarantaine. Le travail et les veilles ne semblaient pas avoir de prise sur sa rude nature de montagnard. Solidement musclé, aussi robuste que son père, il se reposait de l’étude par de violents exercices, par de longues courses à bicyclette dans les campagnes et dans les bois de la banlieue. Au lycée, les élèves, qui, d’ailleurs, avaient pour lui une sorte de vénération, se racontaient ses exploits et ses tours de force.

Avec cela, un grand air de douceur, et des yeux surtout, des yeux bleus très bons, souriants quand il parlait, et, au repos, naïfs, enfantins presque, emplis de rêve et de tendresse.

Maintenant, le vieux Morestal était fier de son fils. Le jour où il avait appris sa nomination à Carnot, il écrivait ingénument :

Bravo ! mon cher Philippe, te voilà arrivé, et en passe de prétendre à tout ce que tu voudras. Je t’avouerai que je n’en suis nullement surpris, ayant toujours prévu qu’avec tes qualités, ta persévérance et ta façon sérieuse d’envisager la vie, tu conquerrais la place que tu mérites. Donc, encore bravo ! Te dirai-je pourtant que ton dernier livre, sur l’idée de patrie en France, m’a quelque peu dérouté ? Je suis sûr, évidemment, que tes opinions ne changeront pas à ce propos, mais il me semble que tu cherches à expliquer l’idée de patrie par des motifs plutôt subalternes, et que cette idée te paraît, non pas inhérente aux sociétés humaines, mais passagère et comme un progrès momentané de la civilisation. J’ai mal compris sans doute. N’importe, ton livre n’est pas très clair. On croirait que tu hésites. J’attends avec impatience l’ouvrage que tu annonces sur l’idée de patrie à notre époque et dans l’avenir…

Ce livre, auquel Morestal faisait allusion, était prêt depuis un an, sans que Philippe, pour des raisons qu’il tenait secrètes, consentît à le livrer à son éditeur.

– Tu es heureux d’être ici ?

Marthe s’était approchée et avait croisé les deux mains sur son bras.

– Très heureux, dit-il. Et je le serais encore davantage, s’il ne devait pas y avoir entre mon père et moi cette explication… que je suis venu chercher.

– Tout se passera bien, mon Philippe. Ton père a tant d’affection pour toi ! Et puis tu es si sincère !…

– Ma bonne Marthe, dit-il en l’embrassant au front avec tendresse.

Il l’avait connue à Lunéville, par l’intermédiaire de M. Jorancé dont elle était la petite cousine, et tout de suite il avait senti en elle la compagne de sa vie, celle qui le soutiendrait aux heures difficiles, celle qui lui donnerait de beaux enfants, qui saurait les élever et faire d’eux, avec son aide et ses principes, des hommes vigoureux et dignes de porter son nom.

Peut-être Marthe eût-elle souhaité davantage, et peut-être, jeune fille, avait-elle rêvé que la femme n’est pas seulement l’épouse et la mère, qu’elle est aussi l’amante de son mari. Mais elle vit bientôt que l’amour comptait peu pour Philippe, homme d’étude, et qui s’intéressait beaucoup plus aux spéculations de la pensée et aux problèmes sociaux qu’à toutes les manifestations du sentiment. Elle l’aima donc comme il voulait être aimé, étouffant en elle, ainsi que des flammes que l’on recouvre, toute une passion frémissante, faite de désirs inassouvis, d’ardeurs contenues, d’inutiles jalousies, et n’en laissant échapper que ce qu’il fallait pour le réchauffer aux heures du doute et de la défaite.

Petite, mince, d’aspect fragile, elle fut vaillante, dure à la peine, sans peur devant l’obstacle, sans déception après l’échec. Ses yeux noirs et vifs disaient son énergie. Malgré tout l’empire que Philippe exerçait sur elle, malgré l’admiration qu’il lui inspirait, elle garda sa personnalité, sa propre existence, ses goûts et ses haines. Et, pour un homme comme Philippe, rien ne pouvait avoir plus de prix.

– Tu ne dors pas un peu ? demanda-t-elle.

– Non. Je vais le rejoindre.

– Ton père ? dit-elle anxieusement.

– Oui, je ne veux pas tarder davantage. C’est déjà presque une mauvaise action que d’être venu ici et de l’avoir embrassé sans qu’il sache l’exacte vérité sur moi.

Ils demeurèrent silencieux assez longtemps. Philippe semblait indécis, tourmenté.

Il interrogea :

– Tu n’es pas de mon avis ? Tu trouves qu’il faut remettre à demain ?…

Elle lui ouvrit la porte.

– Non, dit-elle, tu as raison.

Elle avait de ces gestes imprévus qui coupent court aux hésitations et vous jettent en face des événements. Une autre se fût répandue en paroles. Marthe, elle, engageait tout de suite sa responsabilité, alors même qu’il s’agissait des plus petits faits de la vie ordinaire. C’est ce que Philippe appelait en riant l’héroïsme quotidien.

Il l’embrassa, tout réconforté par son assurance.

En bas, ayant appris que son père n’était pas de retour, il résolut de l’attendre au salon. Il alluma une cigarette, la laissa s’éteindre et, distraitement d’abord, puis avec un intérêt croissant, il regarda autour de lui, comme s’il cherchait à se renseigner auprès des choses sur celui qui vivait en leur intimité.

Il examina le râtelier où s’alignaient les douze fusils. Ils étaient tous chargés, prêts à servir. Contre quel ennemi ?

Il vit le drapeau qu’il avait si souvent contemplé dans l’ancienne maison de Saint-Élophe, le vieux drapeau déchiré dont il savait la glorieuse histoire.

Il vit les cartes pendues au mur, qui toutes décrivaient, en ses moindres détails, la frontière et les pays qui l’avoisinaient, à gauche et à droite des Vosges.

Il se pencha sur les rayons de la petite bibliothèque et lut les titres des ouvrages : La Guerre de 70, d’après le grand état-major allemand ; La Retraite de Bourbaki ; Comment préparer la revanche ?… Le Crime des pacifistes.

Mais un volume attira son attention.