Elle balbutia :

– Je vous aime… je vous aimerai toujours.

Puis elle détacha sa main.

Marthe, qui était retournée sur ses pas, les vit l’un près de l’autre, immobiles.

 

En débouchant à l’angle du sentier d’Albern, ils aperçurent un groupe de journalistes et de curieux massés derrière une demi-douzaine de gendarmes. Toute la route était ainsi gardée jusqu’à la montée de Saint-Élophe. Et, à droite, se tenaient de place en place des gendarmes allemands.

Ils arrivèrent à la Butte. C’est un rond-point spacieux, en terrain presque plat, et qu’un cercle de grands arbres séculaires entoure comme la colonnade d’un temple. Le chemin, zone neutre d’une largeur de deux mètres, le traverse par le milieu.

À l’ouest, le poteau français, tout simple, en fonte noire, et portant comme un poteau kilométrique une plaque où des directions sont indiquées.

À l’est, le poteau allemand, en bois peint d’une spirale noire et blanche qui l’enroule, et surmonté de l’écusson Deutschland Reich.

Pour la double enquête, deux tentes militaires avaient été dressées, que séparait un intervalle de quatre-vingts à cent pas. Au-dessus d’elles flottait le drapeau de chaque pays. Près d’elles, deux soldats montaient la garde un fantassin allemand, casque en tête, la jugulaire au cou, un chasseur alpin, coiffé de son béret, guêtré de ses molletières, tous deux l’arme au pied.

Non loin d’eux, en deçà et au-delà du rond-point, il y avait deux petits campements établis parmi les arbres – soldats français, soldats allemands. Et les officiers formaient deux groupes.

Entre les branches, on distinguait dans la brume des horizons de France et d’Allemagne.

– Tu vois, Marthe, tu vois, murmura Philippe, dont le cœur était étreint d’émotion… N’est-ce pas que c’est effrayant ?

– Oui, oui, fit-elle.

Mais un jeune homme s’avança vers eux, qui portait sous le bras un portefeuille bourré de papiers.

– M. Philippe Morestal, n’est-ce pas ? Je suis M. de Trébons, attaché au cabinet du sous-secrétaire d’État. M. Le Corbier est en conférence avec Monsieur votre père, et vous prie de vouloir bien attendre.

Il le conduisit, ainsi que Marthe et Suzanne, au campement français où se trouvaient déjà, sur un banc, maître Saboureux et le père Poussière, que l’on avait également convoqués. De là, ils dominaient tout le rond-point.

– Comme tu es pâle, Philippe ! dit Marthe. Es-tu souffrant ?

– Non, dit-il, laisse-moi, je t’en prie.

Une demi-heure s’écoula. Puis la toile qui fermait la tente allemande fut soulevée et plusieurs personnes sortirent.

Suzanne étouffa un cri.

– Papa !… Regardez… Oh ! mon pauvre papa… Je vais l’embrasser.

Philippe la retint, et elle obéit, toute faible. Jorancé d’ailleurs avait disparu, emmené par deux gendarmes vers l’autre campement, et ce fut le policier Weisslicht et ses hommes que l’on introduisit.

Mais la tente française s’ouvrit un instant après, livrant passage au vieux Morestal. M. de Trébons l’accompagna et repartit avec Saboureux et le père Poussière. Toutes ces allées et venues semblaient réglées et s’effectuaient dans un grand silence que troublait seul le bruit des pas.

Morestal, lui aussi, était très pâle. Comme Philippe ne l’interrogeait point, Marthe lui demanda :

– Vous êtes content, père ?

– Oui, nous avons recommencé tout depuis le début. Je lui ai donné sur place toutes les explications. Mes preuves et mes arguments l’ont frappé. C’est un homme sérieux et qui agit avec une grande prudence.

Au bout de quelques minutes, M. de Trébons ramena Saboureux et le père Poussière. Fort agité, maître Saboureux continuait à se débattre.

– C’est-i fini c’te fois ? En v’là trois qui m’enquêtent… Qu’é qu’on veut de moi à la fin des fins ? Pisque j’vous répète à tous que j’dormais… Et Poussière aussi… N’est-ce pas, Poussière, que nous n’avons rien vu de la chose ?

Et, empoignant soudain M. de Trébons par le bras, il articula d’une voix étranglée :

– Dites donc, va pas y avoir de guerre ? Ah ! non ! ça serait pas à faire ça ! Vous pouvez dire à vos messieurs de Paris qu’on n’en veut pas… Ah ! non, j’ai assez trimé comme ça ! La guerre ! Les uhlans qui brûlent tout !…

Il paraissait terrifié. Ses vieilles mains osseuses se convulsaient au bras de M. de Trébons, et ses petits yeux étincelaient de fureur.

Le père Poussière hocha la tête et bredouilla :

– Ah ! non… les uhlans… les uhlans…

M. de Trébons se dégagea sans brusquerie et les fit asseoir. Puis, s’avançant vers Marthe :

– M. Le Corbier serait désireux de vous voir, madame, en même temps que M. Philippe Morestal. Et il prie aussi M. Morestal de vouloir bien revenir.

Les deux Morestal et Marthe s’en allèrent, laissant Suzanne Jorancé.

Mais à ce moment, il se passa un fait étrange qui retentit, sans aucun doute, sur la suite des événements. De la tente allemande surgirent Weisslicht et ses hommes, puis un officier en grande tenue qui traversa le rond-point, s’approcha de M. de Trébons et le prévint que Son Excellence le statthalter, ayant terminé sa mission, serait très honoré de s’entretenir un instant avec M. le sous-secrétaire d’État.

M. de Trébons avertit aussitôt M. Le Corbier. Celui-ci, conduit par l’officier allemand, se dirigea vers la route, tandis que M. de Trébons introduisait les Morestal.

La tente, de proportions assez vastes, était meublée de quelques chaises et d’une table, sur laquelle se trouvaient les dossiers de l’affaire. On voyait encore, à la page ouverte, la signature maladroite de Saboureux et la croix que le père Poussière avait tracée.

Ils s’asseyaient quand un bruit de voix attira leur attention et, par l’entrebâillement que laissait la portière, ils avisèrent un personnage en tenue de général, haut de taille, très maigre, l’air d’un oiseau de proie, mais de belle allure dans sa longue tunique noire. La main sur la poignée de son sabre, il arpentait la route en compagnie du sous-secrétaire d’État.

Morestal dit à voix basse :

– Le statthalter… ils se sont déjà rencontrés, il y a une heure.

Ils disparurent tous deux à l’extrémité de la Butte, revinrent ensuite et, cette fois, gênés sans doute par le voisinage des officiers allemands, ils pénétrèrent de quelques pas sur le territoire français.

Certains mots de la conversation arrivèrent jusqu’à Morestal. Puis, les deux interlocuteurs s’étant arrêtés, ils perçurent distinctement la voix du statthalter.

– Monsieur le ministre, ma conclusion est forcément différente de la vôtre, puisque tous les agents qui ont participé à cette arrestation sont unanimes à déclarer qu’elle a eu lieu en territoire allemand.

– Le commissaire Jorancé et M. Morestal, objecta M. Le Corbier, affirment le contraire.

– Ils sont seuls à l’affirmer.

– M. Philippe Morestal a recueilli l’arrestation du soldat Baufeld.

– Le soldat Baufeld a déserté, répliqua vivement le statthalter, son attestation ne compte pas.

Il y eut une pause. Puis l’Allemand reprit, en termes qu’il choisissait lentement :

– Ainsi donc, monsieur le ministre, aucun témoignage étranger n’appuyant l’une ou l’autre des deux versions contradictoires, je ne puis trouver aucune raison qui permette de détruire les conclusions auxquelles ont abouti toutes les enquêtes allemandes. C’est ce que je dirai ce soir à l’empereur.

Il s’inclina.