M. Le Corbier enleva son chapeau, hésita une seconde, puis, se décidant :
– Un mot encore, Excellence. Avant de partir… définitivement, j’ai voulu rassembler une dernière fois la famille Morestal. Je vous demanderai, Excellence, s’il est possible que le commissaire Jorancé assiste à cette réunion. Je réponds de lui sur l’honneur.
Le statthalter parut embarrassé. L’acte, évidemment, dépassait ses attributions. Néanmoins il prononça d’un ton net :
– Qu’il soit fait comme vous le désirez, monsieur le ministre. Le commissaire Jorancé est ici, à votre disposition.
Il joignit brusquement les talons, porta la main à son casque et salua militairement.
C’était fini.
L’Allemand traversa la frontière. M. Le Corbier le regarda s’éloigner, demeura pensif un moment, puis revint vers la tente française.
La présence des Morestal le surprit. Mais il eut un geste comme si, après tout, ce hasard n’était pas pour lui déplaire, et il dit à M. de Trébons :
– Vous avez entendu ?
– Oui, monsieur le ministre.
– Alors ne perdez pas une minute, mon cher de Trébons. Au bas de la côte vous trouverez mon automobile. À Saint-Élophe, vous téléphonerez au président du Conseil et vous lui transmettrez officieusement la réponse allemande. C’est urgent. Il y a peut-être des mesures immédiates à prendre… du côté de la frontière.
Il dit ces derniers mots tout bas, en observant les deux Morestal et, sortant avec M. de Trébons, il l’accompagna jusqu’au campement français.
Un long silence suivit sa disparition. Philippe balbutia, les deux poings crispés :
– C’est effrayant… c’est effrayant…
Et se tournant vers son père :
– Vous êtes bien sûr, n’est-ce pas, de ce que vous affirmez… de l’endroit exact ?
Morestal haussa les épaules.
Philippe insista :
– C’était la nuit… une erreur est possible.
– Non, non, je te dis que non… gronda Morestal, exaspéré… je ne me trompe pas… Tu m’ennuies à la fin…
Marthe voulut s’interposer :
– Voyons, Philippe… ton père a l’habitude…
Mais Philippe la saisit par le bras, et violemment :
– Tais-toi… Je ne te permets pas… Est-ce que tu sais ?… De quoi te mêles-tu ?
Il s’interrompit tout à coup, comme s’il avait honte de sa colère, et, pris de défaillance, il murmura :
– Je te demande pardon, Marthe… Vous aussi, mon père, pardonnez-moi… Je vous en supplie, pardonnez-moi… Il y a des situations où l’on doit se pardonner tout le mal qu’on peut se faire.
On eût dit, à voir la contraction de son visage, qu’il était sur le point de pleurer, comme un enfant qui retient ses larmes et qui est à bout de forces.
Morestal le considéra d’un œil stupéfait. Sa femme l’épiait à la dérobée, et elle sentait la peur monter en elle, ainsi qu’à l’approche d’un grand malheur.
Mais la tente s’ouvrit de nouveau. M. Le Corbier entra. Le commissaire spécial Jorancé, que des gendarmes allemands avaient conduit, l’accompagnait.
Jorancé fit simplement un signe de tête aux Morestal et prononça :
– Suzanne ?
– Elle va bien, dit Marthe.
Pendant ce temps, Le Corbier s’était assis et feuilletait les dossiers.
La figure taillée en triangle et que terminait une barbiche, la lèvre rasée, le teint bilieux, il avait, avec ses vêtements noirs, l’apparence austère d’un clergyman. On disait de lui que, au temps de la Révolution, il eût été Robespierre ou Saint-Just. Son regard, très sympathique, presque affectueux, démentait l’hypothèse. En réalité, c’était un homme de conscience, à qui un sentiment excessif du devoir donnait de la gravité.
Il ferma les dossiers et réfléchit assez longtemps. Sa bouche articulait des syllabes muettes. Visiblement, il composait son discours. Et il s’exprima ainsi, avec un ton de confidence et d’amitié qui était infiniment troublant :
– Je pars dans une heure. En chemin de fer, j’établirai mon rapport sur les notes que voici, et sur les dépositions individuelles que vous m’avez faites ou que vous me ferez. À neuf heures du soir, je serai chez le président du Conseil. À neuf heures et demie, le président du Conseil parlera devant la Chambre, et il parlera d’après les termes mêmes de mon rapport. Voilà ce que je voulais vous dire avant tout. Il faut, maintenant que vous connaissez la réponse allemande, il faut que vous sachiez l’importance considérable, irrémédiable, de chacune de vos paroles. Quant à moi, qui sens tout le poids de ma responsabilité, je veux chercher derrière ces paroles, au-delà de vous-mêmes, s’il n’y a pas quelque détail inaperçu de vous-mêmes, qui détruise la redoutable vérité établie par vos dépositions. Ce que je cherche, je vous le dis franchement, c’est un doute de votre part, une contradiction.
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