Sans aucun doute, il suivait une ligne de conduite tracée d’avance et dont rien ne le ferait dévier.
Morestal et Jorancé l’écoutaient avec effroi.
Marthe, immobile, les yeux accrochés à ceux de son mari, se taisait.
Le Corbier conclut :
– C’est-à-dire que vous ne voulez pas prendre votre part de responsabilité.
– Je prends la responsabilité de tout ce que j’ai fait.
– Mais vous vous retirez du débat.
– En ce qui me concerne, oui.
– Je dois donc annuler votre témoignage, et m’en tenir aux assertions inébranlables de M. Morestal, n’est-ce pas ?
Philippe garda le silence.
– Hein ! quoi ! s’écria Morestal, tu ne réponds pas ?
Il y avait dans la voix du vieillard comme une supplication, un appel désespéré aux bons sentiments de Philippe. Sa colère tombait presque, tellement il était malheureux de voir son fils, son garçon, en proie à une pareille démence.
– N’est-ce pas ? reprit-il avec douceur, n’est-ce pas, monsieur le ministre peut et doit s’en tenir à mes déclarations ?
– Non, dit Philippe, intraitable.
Morestal tressaillit.
– Non, mais pourquoi ? Quel motif as-tu de répondre ainsi ? Pourquoi ?
– Parce que, mon père, si la nature même de vos déclarations n’a pas varié, votre attitude, depuis trois jours, prouve qu’il y a en vous certaines réticences, certaines hésitations.
– Où as-tu vu cela ? demanda Morestal, tout frémissant, mais encore maître de lui…
– Votre certitude n’est pas absolue.
– Comment le sais-tu ? Quand on accuse, on prouve.
– Je n’accuse pas, j’essaie de préciser ce qui est mon impression.
– Ton impression ! Qu’est-ce qu’elle vaut à côté des faits ? Et ce sont des faits, moi, que j’avance.
– Des faits interprétés par vous, mon père, et dont vous ne pouvez pas être sûr. Mais non, vous ne le pouvez pas ! Rappelez-vous, l’autre matin, le matin de vendredi, nous sommes revenus ici, et, tandis que vous me montriez de nouveau la route parcourue, vous vous êtes écrié : « Et si je me trompais ! Si nous avions bifurqué plus à droite ! Si je me trompais !
– Scrupule exagéré ! Tous mes actes, toutes mes réflexions, au contraire…
– Il n’y avait pas à réfléchir ! Il n’y avait même pas à retourner sur ce chemin Si vous y êtes retourné, c’est qu’un doute vous torturait.
– Je n’ai pas douté une seconde.
– Vous croyez ne pas douter, mon père ! Vous croyez aveuglément en votre certitude ! Et vous croyez cela, parce que vous n’y voyez pas clair. Il y a en vous un sentiment qui plane sur toutes vos pensées et sur toutes vos actions… un sentiment admirable et qui fait votre grandeur, c’est l’amour de la France. Il vous semble que la France a raison envers et contre tout, et quoi qu’il arrive, et que ce serait le déshonneur pour elle que d’avoir tort. C’est avec cet état d’esprit que vous avez déposé devant le juge d’instruction. Et c’est ce même état d’esprit, monsieur le ministre, dont je vous demande de tenir compte.
– Et toi, proféra le vieux Morestal, éclatant à la fin, je t’accuse d’être poussé par je ne sais quel sentiment abominable contre ton père, contre ton pays, par je ne sais quelles idées infâmes…
– Mes idées sont en dehors…
– Tes idées que je devine sont la raison de ta conduite et de ton aberration. Si j’ai trop d’amour pour la France, tu oublies trop, toi, ton devoir envers elle.
– Je l’aime autant que vous, mon père, s’écria Philippe avec véhémence, et mieux peut-être ! C’est un amour qui m’émeut parfois jusqu’aux larmes, quand je pense à ce qu’elle fut, à ce qu’elle est, si belle, si intelligente, si haute, si adorable de grâce et de bonne foi ! Je l’aime, parce qu’elle est la mère de toutes les grandes idées. Je l’aime parce que son langage est le plus clair et le plus noble. Je l’aime pace qu’elle marche toujours en avant, au risque de se casser les reins, et parce qu’elle chante en marchant, et qu’elle est gaie, alerte, vivante, toujours pleine d’espoirs et d’illusion, et qu’elle est le sourire du monde… Mais il ne me semble pas qu’elle soit diminuée, si elle admet qu’un de ses agents ait été pris à vingt mètres à droite de la frontière. Pourquoi l’admettrait-elle, si ce n’est pas vrai, dit Morestal.
– Pourquoi ne l’admettrait-elle pas, si la paix doit en résulter ? répartit Philippe.
– La paix ! voilà le grand mot lâché, ricana Morestal. La paix ! Toi aussi, tu t’es laissé empoisonner par la théorie du jour ! La paix au prix de la honte, n’est-ce pas ?
– La paix au prix d’un infime sacrifice d’amour-propre.
– C’est le déshonneur.
– Mais non, mais non, riposta Philippe, soulevé d’enthousiasme. C’est la beauté d’un peuple de s’élever au-dessus de ces misérables questions. Et la France en est digne. Sans que vous le sachiez, mon père, depuis quarante ans, depuis la date exécrable, depuis cette guerre maudite, dont le souvenir vous obsède et vous ferme les yeux à toutes les réalités, il est né une autre France, dont le regard s’est ouvert sur d’autres vérités, une France qui voudrait s’évader du passé mauvais, répudier tout ce qui nous reste de la barbarie antique et s’affranchir des lois du sang et de la guerre. Elle ne le peut pas encore, mais elle y tend de toute sa jeune ardeur et de toute sa conviction qui grandit. Et deux fois déjà, depuis dix ans – au cœur de l’Afrique, en face de l’Angleterre ; aux rives du Maroc, en face de l’Allemagne – deux fois, elle a dominé son vieil instinct barbare.
– Souvenirs d’opprobre, dont tous les Français rougissent !
– Souvenirs de gloire, dont nous devons nous enorgueillir ! Un jour, ce seront là les plus belles pages de notre époque, et ces dates-là effaceront la date exécrable. Voilà la vraie revanche ! Qu’un peuple qui n’a jamais connu la peur, qui toujours, aux heures tragiques de son histoire, a réglé ses querelles selon le vieux mode barbare, l’épée à la main, qu’un tel peuple se soit élevé à une pareille notion de beauté et de civilisation, je dis que c’est là son plus beau titre de gloire.
– Des mots ! des mots ! c’est la théorie de la paix à tout prix, c’est le mensonge que tu me conseilles.
– Non, c’est la vérité possible que je vous demande d’admettre, si cruelle qu’elle puisse être pour vous.
– Mais la vérité, s’écria Morestal, en agitant les bras, tu la connais. Trois fois, tu l’as jurée ! Trois fois, tu l’as signée de ton nom ! La vérité, tu l’as vue et entendue, la nuit de l’attaque.
– Je ne la connais pas, dit Philippe d’une voix ferme. Je n’étais pas là. Je n’ai pas assisté à votre enlèvement. Je n’ai pas entendu l’appel de M. Jorancé. Je le jure sur l’honneur. Je le jure sur la tête de mes enfants. Je n’étais pas là.
– Alors, où étais-tu ? demanda Marthe.
CHAPITRE VIII
La petite phrase, si terrible en sa concision, sépara net les deux adversaires.
Emportés par l’élan de leurs convictions, ils avaient élargi le débat jusqu’à une sorte de joute oratoire où chacun d’eux luttait ardemment pour les idées qui lui étaient chères. Et Le Corbier se gardait d’interrompre un duel d’où il supposait bien qu’allait jaillir à la fin, parmi les mots inutiles, quelque lumière imprévue.
La petite phrase de Marthe suscita cette lumière. Le Corbier avait déjà noté, depuis le début de la scène, l’attitude étrange de la jeune femme, son mutisme, son regard fiévreux qui semblait scruter l’âme même de Philippe Morestal. À son accent, il comprit toute la valeur de la question. Plus de vaines tirades et de théories éloquentes ! Il ne s’agissait plus de savoir qui, du père ou du fils, pensait avec le plus de justesse et servait son pays avec le plus de dévouement.
Un seul point importait, et Marthe l’indiquait de façon irrécusable.
Philippe en demeura interloqué. Au cours de ses méditations, il avait prévu toutes les demandes, toutes les hypothèses, toutes les difficultés, bref toutes les conséquences de l’acte auquel il s’était résolu.
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