Mais comment aurait-il prévu celle-ci, ignorant que Marthe assisterait à cet entretien suprême ? Devant Le Corbier, devant son père, il pouvait, en admettant qu’on songeât à ce détail, invoquer une excuse quelconque. Mais devant Marthe ?…

Dès cette minute, il eut la vision effarante du dénouement qui se préparait. Une sueur le couvrit. Il aurait fallu faire face au danger, bravement, et accumuler les explications, au risque de se contredire. Il rougit et balbutia. C’était déjà donner barre sur lui.

 

Morestal avait repris sa place. Le Corbier attendait, impassible. Dans le grand silence, Marthe, toute pâle, d’une voix lente, qui détachait les syllabes les unes des autres, prononça :

– Monsieur le ministre, j’accuse mon mari de faux témoignage et de mensonge. C’est maintenant, en rétractant ses dépositions antérieures, qu’il s’insurge contre la vérité, contre une vérité qu’il connaît… oui, qu’il connaît, je l’affirme. Par tout ce qu’il m’a dit, par tout ce que je sais, je jure qu’il n’a jamais mis en doute la parole de son père. Et je jure qu’il assistait à l’agression.

– Alors, dit Le Corbier, pourquoi monsieur Philippe Morestal agit-il ainsi maintenant ?

– Monsieur le ministre, déclara la jeune femme, mon mari est l’auteur de la brochure intitulée La Paix quand même.

La révélation produisit comme un coup de théâtre. Le Corbier sursauta. Le commissaire eut un air indigné. Quant au vieux Morestal, il voulut se dresser, chancela aussitôt, et retomba sur sa chaise. Il n’avait plus de force. Sa colère faisait place à un désespoir immense. Il n’eût pas souffert davantage en apprenant la mort de Philippe.

Et Marthe répéta :

– Mon mari est l’auteur de la brochure intitulée La Paix quand même. Pour l’amour de ses idées, pour être d’accord avec la foi profonde, avec la foi exaltée que ses opinions soulèvent en lui, mon mari est capable…

Le Corbier insinua :

– D’aller jusqu’au mensonge ?

– Oui, dit-elle. Une fausse déposition ne peut que lui paraître insignifiante auprès de la grande catastrophe qu’il veut conjurer, et sa conscience, seule, lui dicte son devoir. Est-ce vrai, Philippe ?

Il répondit gravement :

– Certes. Dans les circonstances où nous sommes, lorsque deux grands peuples se butent l’un contre l’autre pour une misérable question d’amour-propre, je ne reculerais pas devant un mensonge qui me paraît un devoir. Mais je n’ai pas besoin de recourir à ce moyen. J’ai pour moi la vérité même. Je n’étais pas là.

– Alors, où étais-tu ? redit Marthe.

De nouveau la petite phrase résonna, impitoyable. Mais cette fois, Marthe la prononça d’un ton plus hostile et avec un geste qui en soulignait toute l’importance. Et aussitôt elle ajouta, le pressant de questions :

– Tu n’es rentré qu’à huit heures du matin. Ton lit n’était pas défait. Par conséquent, tu n’avais pas couché au Vieux-Moulin. Où as-tu passé la nuit ?

– J’ai cherché mon père.

– Tu n’as su l’enlèvement de ton père qu’à cinq heures du matin, par le soldat Baufeld. Par conséquent, tu n’as commencé à chercher ton père qu’à cinq heures du matin.

– Oui.

– Et à ce moment-là tu n’étais pas encore rentré au Vieux-Moulin, puisque je le répète, ton lit n’a pas été défait.

– Non.

– Et d’où revenais-tu ? Qu’as-tu fait de onze heures du soir, heure à laquelle tu as quitté ton père, jusqu’à cinq heures du matin, heure où tu as appris son enlèvement ?

L’interrogatoire était serré, d’une logique indiscutable.