Aucune issue ne restait à Philippe pour s’enfuir. Il se sentit perdu.
Un instant il fut sur le point d’abandonner la partie et de s’écrier :
« Eh bien, oui, j’étais là. J’ai tout entendu. Mon père a raison. Il faut croire en sa parole… »
Défaillance à laquelle un homme comme Philippe devait fatalement résister. D’autre part, pouvait-il trahir Suzanne ?
Il se croisa les bras sur la poitrine et murmura :
– Je n’ai rien à dire.
Marthe se jeta sur lui, déchue soudain de son rôle d’accusatrice, et, secouée d’angoisse, elle s’écria :
– Tu n’as rien à dire ? Est-ce possible ? Oh ! Philippe, je t’en prie, parle… Avoue que tu mens et que tu étais là… je t’en supplie… Il me vient des idées horribles… Il y a des choses qui se sont passées… que j’ai surprises… et qui maintenant m’obsèdent… Ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?
Il crut voir le salut dans cette détresse inattendue. Sa femme désarmée, sa femme réduite au silence par une sorte d’aveu sur lequel il saurait revenir, sa femme se faisait complice et le secourait en ne l’attaquant plus.
– Tu dois te taire, ordonna-t-il, ton chagrin personnel doit s’effacer…
– Que dis-tu ?
– Tais-toi, Marthe, l’explication que tu réclames, nous l’aurons, mais tais-toi.
C’était une maladresse inutile. Comme toutes les femmes qui aiment, Marthe ne pouvait que souffrir davantage de ce demi-aveu. Elle se cabra sous la douleur.
– Non, Philippe, je ne me tairai pas… Je veux savoir ce que tes paroles signifient… Tu n’as pas le droit de t’échapper par un faux-fuyant… C’est une explication immédiate que je réclame.
Elle s’était levée et, face à son mari, elle scandait chacune de ses phrases d’un coup de main sec. Comme il ne répondait pas, ce fut Le Corbier qui continua :
– Madame Philippe Morestal a raison, monsieur, vous devez vous expliquer, et non point pour elle, c’est affaire entre vous, mais pour moi, pour la clarté même de mon enquête. Depuis le début, vous vous conformez à une espèce de programme établi d’avance et qu’il est facile de discerner. Après avoir renié vos dispositions antérieures, c’est le témoignage même de votre père que vous essayez de démolir. Ce doute, que je cherchais derrière vos réponses, vous tâchez de l’éveiller dans mon esprit en rendant suspectes les affirmations de votre père, et cela par tous les moyens. J’ai le droit de me demander si l’un de ces moyens n’est pas le mensonge – le mot n’est pas de moi, monsieur, il est de votre femme – et si l’amour de vos idées ne passe pas avant l’amour de la vérité.
– Je dis la vérité, monsieur le ministre.
– Alors prouvez-le. Est-ce actuellement que vous faites un faux témoignage ? Ou bien était-ce les autres fois ? Comment puis-je le savoir ? Il me faut une certitude. Sans quoi, je passe outre, et m’en tiens aux paroles d’un témoin qui, lui, n’a jamais varié.
– Mon père se trompe… Mon père est victime d’illusions…
– Jusqu’à preuve du contraire, monsieur, vos accusations n’ont aucune valeur. Elles n’en auraient que si vous me donniez une marque irrécusable de votre sincérité. Or, il n’en est qu’une qui porterait ce caractère irrécusable, et vous refusez de me le fournir…
– Cependant…
– Je vous dis, monsieur, interrompit Le Corbier avec impatience, qu’il n’y a pas d’autre problème à résoudre. Ou bien vous vous trouviez sur la frontière au moment de l’agression et vous avez entendu les protestations de M. Jorancé, et, en ce cas, vos dépositions antérieures et celles de M. Morestal gardent toute leur importance. Ou bien vous n’étiez pas là, et, en ce cas, vous avez le devoir impérieux de me prouver que vous n’étiez pas là. C’est facile : où étiez-vous à ce même moment ?
Philippe eut un accès de révolte, et, répondant tout haut aux pensées qui le torturaient :
– Ah ! non… non… Voyons, ce n’est pas possible que l’on m’oblige… Voyons, quoi ! c’est monstrueux…
Il lui semblait qu’un génie malfaisant s’efforçait, depuis quatre jours, à conduire les événements de telle façon que lui, Philippe, fût dans l’obligation épouvantable d’accuser Suzanne.
– Non, mille fois non, reprit-il exaspéré, il n’y a pas de puissance qui puisse me contraindre… Admettons que j’aie passé la nuit à me promener ou à dormir sur un talus. Admettons ce que vous voulez… Mais laissez-moi libre de mes actes et de mes paroles.
– Alors, dit le sous-secrétaire d’État en prenant ses dossiers, l’enquête est finie, et le témoignage de M. Morestal sert de base à ma conviction.
– Soit riposta Philippe, hors de lui.
Il se mit à marcher, à courir presque, autour de la tente. On eût dit une bête fauve qui cherche une issue. Allait-il renoncer à l’œuvre entreprise ? Frêle obstacle qui s’opposait au torrent, allait-il être vaincu à son tour ? Ah ! avec quelle joie il aurait donné sa propre vie ! Il en eut l’intuition profonde. Et il comprit, pour ainsi dire physiquement, le sacrifice de ceux qui vont à la mort en souriant, quand une grande idée les exalte.
Mais en quoi la mort eût-elle arrangé les choses ? Il fallait parler, et parler contre Suzanne supplice infiniment plus atroce que de mourir – ou bien se résigner. Ceci ou cela, il n’y avait pas d’autre alternative.
Il allait et venait, comme harcelé par le feu qui le dévorait. Devait-il se précipiter aux genoux de Marthe et lui demander grâce, ou bien joindre les mains devant Le Corbier ? Il ne savait pas. Son cerveau éclatait. Et il avait l’impression désolante que tous ses efforts étaient vains et se retournaient contre lui-même.
Il s’arrêta et dit :
– Monsieur le ministre, votre opinion seule importe, et cette opinion je veux tenter l’impossible pour qu’elle soit conforme à la réalité des faits. Je suis prêt à tout, monsieur le ministre… à une condition cependant, c’est que notre entretien sera secret.
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