Il se prit d’affection pour elle. Et c’est ainsi que, conseillé par lui et sollicité par Philippe et Marthe Morestal, Jorancé avait conduit Suzanne à Paris, l’hiver précédent.
Tout de suite en entrant, il remercia Philippe :
– Tu ne saurais croire, mon bon Philippe, combien cela m’a fait plaisir. Suzanne est jeune. Un peu de distraction n’est pas pour me déplaire.
Il regardait Suzanne avec cette passion des pères qui ont élevé leur fille eux-mêmes et dont l’amour se mêle d’une tendresse un peu féminine.
Et il dit à Philippe :
– Tu sais la nouvelle ? Je la marie.
– Ah ! prononça Philippe.
– Oui, un de mes cousins de Nancy, un homme un peu mûr peut-être, mais sérieux, actif, intelligent. Il plaît beaucoup à Suzanne. N’est-ce pas, Suzanne, il te plaît beaucoup ?
La jeune fille ne sembla pas entendre la question et demanda :
– Marthe est dans sa chambre, Philippe ?
– Oui, au second étage.
– La chambre bleue, je sais. Je suis venue hier pour aider Mme Morestal. Je monte vite l’embrasser.
Dès qu’elle fut au seuil du salon, elle se retourna et envoya un baiser aux trois hommes, tout en regardant Philippe.
– Ce qu’elle est jolie et gracieuse, ta fille ! dit Morestal à Jorancé.
Mais on voyait qu’il pensait à autre chose et qu’il avait hâte de changer de conversation. Il ferma vivement la porte et, revenant vers le commissaire spécial :
– Tu as suivi le chemin de la frontière ?
– Non.
– Et l’on ne t’a pas encore averti ?
– Quoi ?
– Le poteau allemand… à la Butte-aux-Loups…
– Renversé ?
– Oui.
– Ah ! bigre !
Morestal savoura un instant l’effet produit, et il continua :
– Qu’en dis-tu ?
– Je dis… je dis que c’est très embêtant… Ils sont déjà de fort mauvaise humeur de l’autre côté. Cela va me faire des histoires.
– Comment ?
– Mais oui. Vous ne savez donc pas que l’on m’accuse aujourd’hui de faire appel aux déserteurs allemands ?
– Pas possible ?
– Comme j’ai l’honneur de vous le dire. Il y aurait par ici un bureau clandestin de désertion ; c’est moi qui le dirige. Et vous, vous en êtes l’âme.
– Oh ! moi, ils ne peuvent pas me souffrir.
– Et moi pas davantage. Weisslicht, le commissaire allemand de Bœrsweilen, m’a voué une haine mortelle. On ne se salue plus. Il est hors de doute que les calomnies sont répandues par lui.
– Mais quelles preuves avancent-ils ?
– D’innombrables… toutes aussi mauvaises… entre autres, celle-ci : des pièces d’or françaises qu’on aurait trouvées sur des soldats. Alors, vous comprenez… avec le poteau qui retombe une fois de plus, les explications qui vont recommencer, les enquêtes qui vont se poursuivre…
Philippe s’approcha :
– Voyons, voyons, il me semble que tout cela n’est pas bien grave.
– Tu crois, mon garçon ? Tu n’as donc pas lu dans les journaux, ce matin, les dépêches de la dernière heure ?
– Non, dirent Philippe et son père. Qu’y a-t-il de nouveau ?
– Un incident en Asie Mineure. Les officiers français et allemands se sont pris de querelle. Un des consuls a été tué.
– Oh ! oh ! fit Morestal, cette fois…
Et Jorancé précisa :
– Oui, la situation est extrêmement tendue. La question du Maroc s’est rouverte. Il y a eu des affaires d’espionnage, l’histoire des aviateurs français volant au-dessus des forteresses d’Alsace et jetant des drapeaux tricolores dans les rues de Strasbourg… Depuis six mois, c’est une série de complications et de chocs. Le ton des journaux devient agressif. On arme. On fortifie. Bref, malgré la bonne volonté des deux gouvernements, nous sommes à la merci d’un hasard. Une étincelle… et ça y est.
Un lourd silence pesa sur les trois hommes. Chacun d’eux, selon son tempérament, selon ses instincts, évoquait la vision sinistre.
Jorancé répéta :
– Une étincelle… et ça y est.
– Eh bien, ça y sera, fit Morestal avec un geste violent.
Philippe eut un sursaut :
– Qu’est-ce que vous dites, père ?
– Eh quoi ! il faut bien que tout cela finisse.
– Mais cela peut finir autrement que dans le sang.
– Non… non… Il y a des injures qui ne se lavent que dans le sang. Et lorsqu’un grand pays comme le nôtre a reçu le soufflet de 70, il peut attendre quarante, cinquante ans, mais il arrive un jour où il le rend, son soufflet, et des deux mains !
– Et si nous sommes battus ? dit Philippe.
– Tant pis ! L’honneur avant tout ! Et puis, nous ne serons pas battus. Que chacun fasse son devoir et l’on verra ! En 70, prisonnier de guerre, j’ai donné ma parole de ne plus servir dans l’armée française.
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