Je me suis échappé, j’ai réuni les gamins de Saint-Élophe et des environs, les vieux, les éclopés, des femmes même… On s’est jeté dans les bois. Trois loques nous ralliaient, un bout de linge blanc, de la flanelle rouge et un morceau de tablier bleu… Le drapeau de la bande ! Le voilà… il reverra le grand jour, s’il le faut.
Jorancé ne put s’empêcher de rire.
– Croyez-vous que c’est ça qui arrêtera les Prussiens ?
– Ne ris pas, mon ami. Tu sais comment j’entends mon devoir, et ce que je fais. Mais il est bon que Philippe le sache aussi. Assieds-toi, mon garçon.
Lui-même il s’assit, abandonna la pipe qu’il fumait, et commença, avec la satisfaction visible d’un homme qui peut enfin parler de ce qui lui tient le plus à cœur :
– Tu connais la frontière, Philippe, ou plutôt le versant allemand de la frontière ?… une falaise abrupte, une suite de pics et de ravins qui font de cette partie des Vosges un rempart infranchissable…
– Absolument infranchissable, en effet, dit Philippe.
– Erreur, s’exclama Morestal, erreur funeste ! Dès le premier instant où j’ai réfléchi à ces questions, j’ai pensé qu’un jour viendrait où l’ennemi l’attaquerait, ce rempart.
– Impossible !
– Ce jour est venu, Philippe. Depuis six mois, pas une semaine ne s’écoule sans que je rencontre par là quelque figure louche, ou que je me heurte à des promeneurs dont la blouse cache à peine l’uniforme. C’est un travail sournois, progressif, ininterrompu. Tout le monde y concourt. L’usine électrique que la maison Wildermann a dressée follement au bord du précipice n’est qu’un trompe-l’œil. La route qui la dessert est une route stratégique. De l’usine au col du Diable, cinq cents mètres tout au plus. Un effort, la frontière est franchie.
– Par une compagnie, objecta Jorancé.
– Où passe la compagnie, le régiment peut passer, et puis la brigade… À Bœrsweilen, à huit kilomètres des Vosges, il y a trois mille soldats allemands sur le pied de guerre. À Gernach, vingt kilomètres plus loin, il y en a douze mille, et quatre mille chevaux, et huit cents fourgons. Le soir de la déclaration, avant même peut-être, ces quinze mille hommes auront franchi le col du Diable. Ce n’est pas un coup de main qu’on veut tenter. À quoi bon ? C’est le passage, la prise de possession des crêtes, l’occupation de Saint-Élophe. Quand nos troupes arrivent, trop tard ! Noirmont est coupé, Belfort menacé, le sud des Vosges envahi… Tu vois d’ici l’effet moral… nous sommes perdus. Voilà ce qui se prépare dans l’ombre. Voilà ce que tu n’as pas su voir, Jorancé, malgré toute ton attention… et malgré mes avertissements.
– J’ai écrit, la semaine dernière, à la préfecture.
– Il fallait écrire l’année dernière ! Pendant ce temps, l’autre vient, l’autre avance… C’est à peine s’il se cache… Tiens… Écoute-le… écoute-le…
Très loin, comme un bruit d’écho, assourdie par la masse des arbres, une sonnerie de clairon avait vibré, quelque part. Sonnerie indistincte… Mais Morestal ne s’y trompa point, et il dit à voix basse :
– Oh ! c’est lui !… c’est lui… Je reconnais la voix de l’Allemagne… Je la reconnais entre toutes… La voix rauque et détestée…
Après un moment, Philippe, qui ne le quittait pas des yeux, prononça :
– Et alors, père ?
– Et alors, mon fils, c’est en prévision de ce jour-là que j’ai bâti ma maison sur cette colline, que j’ai clos mes jardins d’un mur, qu’à l’insu de tous j’ai accumulé dans les communs les moyens de défense : des munitions, des sacs de sable, de la poudre… bref, que j’ai dressé, pour le cas d’une alerte, cette petite forteresse inconnue à vingt minutes du col du Diable… au seuil même de la frontière !
Il s’était planté face au levant, face à l’ennemi, et, les poings crispés aux hanches, en une attitude de défi, il semblait attendre l’inévitable assaut.
Le commissaire spécial, qui doutait encore que son zèle eût été pris en défaut dans cette affaire, bougonna :
– Votre bicoque ne tiendra pas une heure.
– Et qui te dit, s’écria Morestal avec véhémence, qui te dit que cette heure-là ne soit pas précisément l’heure même qu’il aurait fallu gagner ?… Une heure ! le mot est juste… une heure de résistance au premier choc ! une heure d’arrêt !… voilà ce que j’ai voulu, voilà ce que j’offre à mon pays. Que chacun fasse comme moi, dans la mesure de ses forces, que chacun soit hanté jusqu’à la fièvre par l’obsession du service individuel qu’il devra rendre à la patrie et, si la guerre éclate, vous verrez comment un grand peuple sait prendre sa revanche.
– Et si, malgré tout, nous sommes battus ? répéta Philippe.
– Quoi ?
Le vieux Morestal s’était retourné vers son fils, comme s’il avait reçu un coup, et une bouffée de sang enflammait son visage. Il regarda Philippe dans les yeux.
– Que dis-tu ?
Philippe eut l’impression du choc qui allait les jeter l’un contre l’autre s’il osait préciser davantage ses objections. Alors il articula des mots au hasard :
– Évidemment l’hypothèse n’est pas de celles qu’on puisse admettre… Mais, tout de même… ne pensez-vous pas qu’il faut l’envisager ?…
– Envisager l’hypothèse d’une défaite ? acheva le vieillard qui paraissait interdit… Serais-tu d’avis que cette crainte doive influer sur la conduite de la France ?
Une diversion tira Philippe d’embarras. À l’extrémité de la terrasse, quelqu’un avait surgi de l’escalier, et de façon si bruyante que Morestal n’attendit pas la réponse de son fils.
– C’est donc vous, Saboureux ? Quel vacarme !
C’était, en effet, maître Saboureux, le fermier dont on apercevait la maison au col du Diable. Un vieux chemineau, tout en haillons, l’accompagnait.
Saboureux venait se plaindre. Des soldats de la manœuvre avaient fait main basse sur deux de ses poules et sur un canard. Il semblait hors de lui, exaspéré par un tel désastre.
– Seulement, j’ai un témoin, le père Poussière, que voilà. Et je veux une indemnité, sans parler des dommages, et de la punition… C’est-i pas malheureux ?… des soldats de not’pays !… J’suis un bon Français, mais tout de même.
Morestal était beaucoup trop absorbé par la discussion des idées qu’il chérissait pour prendre le moindre intérêt aux histoires du bonhomme, et la présence du fermier lui parut, au contraire, un excellent moyen de revenir à la conversation. Il s’agissait bien de poules et de canards ! Et la guerre ? Et les bruits alarmants qui couraient ?
– Qu’est-ce que vous en dites, Saboureux ?
Le fermier, type de ces paysans que l’on rencontre parfois dans l’Est, à figure austère, tout rasés et qui, avec leur face de médaille antique, rappellent, plutôt que les Gaulois ou les Francs, nos ancêtres de Rome, le fermier s’emporta de nouveau. En 70, il avait marché comme les autres, crevant de faim et de misère, risquant sa peau.
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