Mais d’où vient la première flamme ?
Quand la flamme secrète apparaît, elle fait du dedans et du dehors un seul foyer, et toutes les barrières tombent en cendres.
Le poète dit : « Qui donc possède l’amour sans le payer son prix ? Quand vous refusez le don de vous-même l’univers tout entier vous devient avare. »
XIX
Mon hôte a d’étranges façons. Il arrive aux heures où je ne l’attendais pas ; et pourtant, comment refuser de l’accueillir ?
Je l’espère parfois toute une nuit durant, auprès de ma lampe allumée ; or il demeure absent, et c’est lorsque ma lampe s’éteint qu’il arrive, réclamant sa place. Puis-je le laisser à la porte ?
Je ris et je danse avec mes compagnes lorsqu’il passe soudain vêtu de deuil ; alors il m’apparaît que ma joie était vaine.
J’ai vu souvent un sourire sur ses lèvres quand mon cœur souffrait, et j’ai découvert que ma peine n’était point réelle.
Et j’accepte de ne pas toujours le comprendre.
XX
Dès l’enfance du monde, Himalaya, sortant du sein déchiré de la terre, vous érigiez de cime en cime votre défi au soleil. Puis vint le temps où vous dîtes en vous-même : « Pas plus haut ! » Et votre ardeur éprise des fuyants nuages trouva sa limite et s’arrêta pour saluer l’infini.
C’est alors que la beauté, libre en ses jeux, vous décora de fleurs et d’oiseaux.
Vous demeurez dans votre solitude comme un savant sur les genoux duquel est ouvert quelque livre très ancien aux innombrables pages de pierre. Je ne sais quelle histoire y fut tracée. Est-ce l’histoire de l’éternelle union de Shiva, le divin ascète, avec Bhavâni, le divin amour ? Est-ce le drame de la Puissance unie à la Fragilité ?
XXI
Un martin-pêcheur s’est posé sur la barque vide, tandis qu’au bord du fleuve un buffle couché, les yeux mi-clos, savoure le luxe de la boue fraîche.
Le chien du village aboie ; une vache broute dans la prairie, suivie par une bande de Saliks en quête d’insectes.
À l’ombre des tamariniers, au fond du bocage paisible, se rassemblent les bruits de la nature : le pépiement des oiselets, l’appel aigu d’un milan, le cri des cigales, le plongeon d’un poisson dans l’eau.
Je découvre ainsi les limbes de la nature, et que la Terre maternelle tressaille à la première vivante étreinte contre sa poitrine !
XXII
Le soir me fait signe, et volontiers j’eusse suivi les voyageurs du dernier bac pour traverser l’ombre.
Certains regagnaient leur demeure ; d’autres partaient pour de lointaines contrées ; tous risquaient l’aventure.
Mais je demeure sur la rive ; l’été s’éloigne et l’hiver ne me donnera point de moissons.
J’attends un amour dont les déceptions et les larmes, semées dans la terre obscure, s’épanouiront en fleurs et en fruits quand renaîtra l’aurore.
XXIII
Mes yeux reçoivent la quiétude du firmament, et voici que je sens passer en moi ce que sent un arbre dont les feuilles entrouvertes comme des coupes, débordent de lumière.
Une pensée hante mon esprit comme ces buées qui rasent les prairies ; elle se mêle aux murmures de l’eau, aux soupirs lassés des brises.
J’imagine avoir déjà vécu dans l’infini des choses de ce monde, et qu’à cet infini j’ai donné mes amours et mes douleurs !
XXIV
Que de fois, vaste Terre, j’ai désiré m’unir à vous et partager l’allégresse de chacune de vos tiges érigées vers le ciel !
Je crois vous avoir appartenu en des âges lointains, longtemps avant ma naissance. Est-ce pourquoi, quand les lueurs automnales glissent sur les champs de riz, il me souvient de notre intime communion ? Est-ce pourquoi j’entends encore l’écho des voix amicales qui me répondent du seuil d’un passé mystérieux ?
Aux heures vespérales, quand les troupeaux s’en retournent vers l’étable le long des sentiers herbeux, sous la lune plus haute que les fumées du village, je songe à cette grande séparation qui se fit lors du premier matin de mon être !
XXV
Avec des adolescents venus de toutes parts j’allais vers la cour de la Reine en criant : « Reine, je viderai ta cassette ; je recevrai de tes mains la couronne de la victoire ! »
Seul parmi nous il conservait un visage serein comme la lumière du temple. Ses yeux ressemblaient aux étoiles qui s’évanouissent dans les abîmes de l’aube.
Il se tenait immobile au bord du chemin. Quand nous lui demandions s’il espérait triompher il souriait et répondait : « Mon but n’est pas la victoire. » Et nous nous moquions de ses paroles.
La Reine était assise sur son trône. Alors des sons montèrent de ma harpe, tantôt pareils à une averse d’astres, tantôt pareils à un orage d’été.
Les saisons se succédèrent, et la dernière fleur de Shiuli fut lancée sur la dépouille de l’automne. J’avais pendant les mois écoulés diversifié mes chants, et c’est mon front qui reçut la couronne de la victoire.
Puis la lumière du jour s’éteignit, la foule envieuse se dispersa. À celui qui restait aux pieds de la Reine je dis : « Il est l’heure d’allumer les lampes, pourquoi ne t’éloignes-tu pas ? »
« Mon service auprès de la Reine n’aura jamais de fin, répondit-il, car c’est pour sacrifier à la Reine toute victoire et toute couronne que je suis venu. »
XXVI
Je ne réclame nul salaire pour les airs que je vous ai chantés.
Je serai satisfaite s’ils ne vivent qu’une nuit durant et disparaissent dès l’aube comme les étoiles, l’obéissant troupeau qu’une bergère effrayée préserve du soleil.
Mais vous, ô mon Poète, qui parfois aussi m’avez chanté vos chants, souvenez-vous qu’à les entendre, j’ai pour toujours perdu mon âme !
XXVII
Il me semble ce soir, mon amie, qu’à travers les mondes innombrables où déjà nous vécûmes, nous avons, vous et moi, laissé le souvenir de notre union. Quand je lis des légendes anciennes inspirées par des passions éteintes aujourd’hui, il me semble que jadis nous ne fîmes qu’un, vous et moi, et que la mémoire nous en revient avec la mémoire des temps…
J’imagine que le matin qui transfigurait la terre en des siècles abolis a glissé quelques rayons encore dans votre cœur comme dans le mien. Car nos cœurs restent éternellement jeunes dans la vieillesse des âges, et l’univers entier devient ainsi témoin de notre amour !
XXVIII
C’est au déclin du jour que je l’interrogeai : « En quel étrange pays suis-je venu ? » Elle baissa seulement les yeux, et comme elle s’éloignait j’entendis son bracelet tinter contre sa jarre.
Les bambous s’inclinaient mollement au bord de la rivière et les choses semblaient appartenir au passé. Non loin j’entendais encore un bracelet tinter contre une jarre…
Cesse de ramer. Fixe notre barque !… L’étoile du soir s’est cachée derrière le dôme du temple et la pâleur des degrés de marbre hante les sombres eaux.
Des voyageurs attardés soupirent ; les lueurs des fenêtres lointaines s’insinuent à travers le feuillage. Et toujours un bracelet tinte contre une jarre, et j’entends des pas dans la ruelle jonchée de feuilles.
La nuit tombe ; les tours du palais ont l’air de fantômes ; la cité lasse bourdonne. Ne rame plus ; fixe notre barque.
Laisse-moi prendre mon repos au seuil de cette terre alanguie sous les astres, car c’est là que dans l’ombre tinte un bracelet contre l’anse d’une jarre.
XXIX
Je songe en voyant vos deux pieds nus et frêles que les fleurs sont l’empreinte des pas de l’été.
Les vôtres marquent légèrement sur le sable l’histoire de leurs aventures – une histoire qu’en passant la brise efface.
Venez ! Glissez dans mon cœur ces tendres pieds ! Laissez une empreinte durable sur la route du pays de mes rêves.
XXX
Ce paysage, je l’ai contemplé durant plus d’un mois de Mars, au moment où s’épanouissent les fleurs de la moutarde.
Je connais la paresseuse ligne de l’eau, la tache grisâtre que plaque au delà le sable, et le sentier qui mène à travers champs jusqu’au village.
J’ai tenté d’emprisonner en vers l’oisive mélodie du vent et le battement des rames de telle barque passagère.
Je me suis émerveillé de la simplicité de ce grand monde gisant devant moi – de l’aisance tendre et familière avec laquelle mon cœur découvre l’Éternelle Étrangère !
Bandi Mataram
(Appel à la Patrie)
Berger des peuples, chef des destinées de l’Inde, en ton saint nom s’éveillent le Pandjab, le Guzarat, le Sindh, le Bengale, Ceylan, les états Mahrathes et les provinces Dravidiennes, les Vinahyas et les Hymalayas, la Jamouna, le Gange et les vagues dressées de l’Océan !
Les terres et les eaux, implorant ta bénédiction, chantent l’hymne de ton triomphe.
Victoire, ô Dispensateur de tous les biens ! Victoire, ô Chef des destinées de l’Inde !
Ton appel s’étend de proche en proche. Les Brahmes, les Bouddhistes et les Sikhs, les Jaïns et les Parsis, les Chrétiens et les Musulmans, tous s’unissent pour recevoir l’universel message !
Ils viennent de l’Orient comme de l’Occident tresser une guirlande d’amour au bord de ton trône.
Victoire, ô Pacificateur des peuples ! Victoire, ô Chef des destinées de l’Inde !
Les chemins de l’Histoire sont montueux où des pèlerins suivent la trace des roues de ton char, divin Guide !
D’âge en âge, les nations s’élèvent et s’effondrent, et ta couche sacrée vibre des échos tragiques de nos tourmentes.
Victoire, ô Libérateur du monde ! Victoire, ô Chef des destinées de l’Inde !
Du plus profond de l’ombre et de la nuit ta sollicitude toujours inquiète s’est penchée sur les peuplades persécutées !
Telle une mère aimante, de tes yeux qui ne clignent point tu veillais ; tu nous protégeais des terreurs et des cauchemars.
Victoire, ô Guérisseur de toute souffrance ! Victoire, ô Chef des destinées de l’Inde !
Mais l’obscurité se dissipe avec la première lueur du jour sur les collines orientales. Des oiseaux chantent, des brises apportent les effluves d’une vie nouvelle !
La Patrie dormante ouvre ses yeux au pourpre reflet de ton amour ; elle s’incline, et son front touche la poussière de tes pieds.
Victoire, ô Roi des rois ! Victoire, ô Chef des destinées de l’Inde !
Retour
Les célestes fleurs de la guirlande que vous m’aviez donnée, Indra, dieu des dieux, se sont flétries dans ma chevelure. Le temps est épuisé de la suprême récompense. Et voici qu’il me faut vous quitter, vous tous, dieux et déesses, pour retrouver un monde brisé par des naissances et par des morts.
J’espérais voir une larme furtive mouiller vos paupières au moment de notre séparation… Mais la douleur est bannie de vos fêtes. Et lorsque nous, qui venions de la terre pour les partager nous retournons à la trouble poussière, vous sentez à peine ce que pourrait sentir un banyan séculaire perdant sa feuille la plus jaune.
Si jamais la virginale clarté qui vous baigne s’obscurcissait d’une ombre, vos journées connaîtraient les haltes du soir ; les pas dansants de Menakâ, oubliant la perfection de leur cadence, s’égareraient en de rougissantes erreurs ; les pures notes de la vîna qui repose sur les seins d’Ourvashi se changeraient en accents passionnés…
Mais non ! Vivez heureux dans l’éternelle paix souriante de votre royaume, ô dieux, et laissez-nous la terre qui n’est point un paradis. Sur son cœur, sanctuaire des larmes sacrées, elle serre de pauvres corps las et souillés. Elle ouvre grands ses bras aux faibles, aux obscurs, aux indignes.
Adieu donc, Apsaras ! Vos âmes ne connaissent ni le désir des rencontres, ni la tristesse des départs… Je sais, moi, que ma Bien-Aimée m’attend sur la terre et me prépare un trésor de douceurs. Je sais aussi que le souvenir du ciel me hantera vaguement lorsque, m’éveillant aux heures lunaires, sous les brises parfumées de jasmins, je la regarderai dormir à mes côtés avec un de ses bras reposant contre ma poitrine.
Aujourd’hui je réprime mes sanglots… Le Paradis que j’abandonne s’efface comme une ombre… Toi seule tu demeures vraie, Terre patiente. J’aperçois déjà des rives sablonneuses bordant une eau bleue, des neiges au sommet d’une colline violacée, l’aube silencieuse qui se dévoile au-dessus des arbres du village.
Les pleurs que tu répandis lors de notre dernier arrachement sont depuis longtemps séchés, Terre maternelle, mais tu ne m’accueilleras pas moins comme celui-là même qu’il te plaisait d’attendre. Tu veilleras sur moi, tu prendras soin de moi, tu lèveras tes regards mélancoliques vers les dieux lointains, et ton cœur palpitera de crainte de me perdre encore, moi qui t’appartiens… et qui cependant ne t’appartiens pas !
Pétales sur la cendre
I
Je me suis réveillé ce matin-là, Dame de mon voyage, aux rumeurs de ta barque quittant la rive ; nous avons répondu au signal que nous faisaient les vagues, et je t’ai demandé : « La moisson de notre espoir mûrira-t-elle dans l’île qui repose plus loin que les horizons bleus ? »
Le silence de ton sourire est tombé sur mon interrogation comme le silence du soleil sur la mer.
Les jours passèrent à travers des orages tour à tour et des espaces calmes. Les vents perplexes s’apaisaient pour un temps et les flots gémissaient. Je t’ai demandé : « La tour du sommeil se trouve-t-elle quelque part après le bûcher de cendres mourantes du jour consumé ? »
Tu ne m’as pas répondu ; seuls tes yeux ont brillé comme la frange des nuées pourpres du couchant.
Ce soir ta silhouette s’embue dans les ténèbres, tes cheveux battus par le vent frôlent ma joue et parfument ma tristesse.
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