Fallait-il donc cette magnificence pour ravir le cœur de celui qui n’est rien ?

— Splendide est la salle des fêtes où vous serez reçu, convive unique !

Voilà pourquoi mon message s’inscrit en lettres de feu d’un ciel à l’autre.

Et moi, votre serviteur, je vous apporte ce message en grande cérémonie.

XXVII

J’ai passé des heures bruyantes sur des routes encombrées, mais le jour s’est assombri et voici qu’arrive le soir. Une angoisse soudaine surprend mon âme, car il me souvient de n’avoir pas encore franchi le seuil de Ton temple, Maître ! Je t’en conjure, sois indulgent à mon oubli.

Quand les derniers oiseaux auront regagné leurs asiles nocturnes et que régnera le silence, appelle-moi. J’irai jusqu’au sanctuaire où, pour distinguer Ton visage, il me faudra soulever la flamme tremblante de ma lampe, où pour accorder au Tien mon souffle il me faudra ce docile roseau.

XXVIII

Viens, mon Amant, dans Ta splendeur prodigue ! Bouscule tout sur Ton passage, et que des torches ardentes se mêlent tumultueusement à travers les ombres de minuit. Plus de rencontres secrètes parmi des lueurs incertaines !

Prends ma main droite. Sauve-moi, Seigneur, des liens médiocres et des rêves indolents. Et que tous les dormeurs s’éveillent pour me voir dans mon impuissance triomphante devant Ta majesté muette !

XXIX

Donne-moi le suprême viatique de l’amour – c’est là ma prière – le viatique qui me permettra de parler, d’agir, de souffrir selon Ta volonté et d’abandonner toutes choses pour n’en être pas abandonné moi-même. Fortifie-moi dans les dangers, honore-moi de souffrance, aide-moi à gravir les chemins difficiles du sacrifice quotidien.

Donne-moi la suprême confiance de l’amour – c’est là ma prière – cette confiance dans la vie qui défie la mort, qui change la faiblesse en puissance, la défaite en victoire.

Élève-moi, afin que ma dignité, acceptant l’offense, dédaigne de la rendre.

XXX

Je me sentais las d’avoir marché tout le long le jour. C’est alors que j’ai tourné la tête vers Ta cour royale encore lointaine.

La nuit tombait. J’étais hanté de nostalgie. Quelles que fussent les paroles de mon chant la douleur les traversait – car mes chants eux-mêmes avaient soif, ô mon Amant, mon Bien-Aimé, mon Préféré !

Quand l’heure sombra dans l’obscurité Ta main laissa choir le sceptre pour prendre un luth et en pincer les cordes ; et mon cœur palpitait, ô mon Amant, mon Bien-Aimé, mon Préféré !

Mais quels sont les bras qui m’enlacent ? J’abandonnerai ce que je dois abandonner ; ce que je dois porter je le porterai. Qu’on me laisse seulement marcher près de Toi, ô mon Amant, mon Bien-Aimé, mon Préféré !

Descends parfois de Ton trône et viens te mêler à nos plaisirs comme à nos douleurs ; cache-Toi dans toutes les formes, dans toutes les jouissances, dans l’amour et dans mon âme – et là, chante ! Ô mon Amant, mon Bien-Aimé, mon Préféré !

POÈMES DE KABIR

 

NOTES SUR LA VIE DE KABIR TIRÉES DE LA
MONOGRAPHIE DE M. EVELYN UNDERHILL

Le poète Kabir est une des figures les plus intéressantes de l’histoire du mysticisme indou.

Né à Bénarès de parents mahométans aux environs de 1440, il devint de bonne heure disciple du célèbre ascète indou Ramananda.

Ramananda prêchait dans le Nord de l’Inde le réveil religieux que Ramanuja, le grand réformateur du Brahmanisme au XIIe siècle, avait déjà apporté dans le Sud.

Ce réveil était à la fois une réaction contre le formalisme excessif du culte orthodoxe et une revendication des droits du cœur en face de l’intellectualisme exagéré du monisme de la philosophie Védantiste. La prédication de Ramanuja avait la forme d’une dévotion ardente au Dieu Vishnou, représentant la forme personnelle de la Divine Nature ; ce fut cette religion mystique de l’amour qui apparaît partout où se rencontre un certain niveau de culture spirituelle et que les croyances et les philosophies sont impuissantes à détruire.

Une telle dévotion, bien qu’issue de l’Indouisme et bien qu’exprimée dans maints passages du Bhagavad-Gita, apportait cependant dans le réveil religieux du moyen âge, un large élément de syncrétisme. – Ramananda qui enseigna à Kabir ce mystique amour paraît avoir été un homme d’une large culture religieuse et un missionnaire enthousiaste. Vivant à l’époque où la poésie lyrique et la profonde philosophie des grands mystiques Persans, tels que Sadi et Hafiz, exerçaient une puissante influence sur la pensée religieuse de l’Inde, il rêva de concilier le mysticisme de Mahomet avec la théologie traditionnelle du Brahmanisme.

On a cru parfois que Mahomet et Brahma, ces deux grands créateurs de religion avaient été influencés par la doctrine et la vie du Christ, mais les opinions des érudits diffèrent beaucoup sur ce point. Nous pouvons cependant affirmer que deux, peut-être même trois courants d’une intense culture spirituelle se rencontrèrent dans les enseignements de Mahomet et de Brahma, de même que des pensées juives et helléniques se retrouvent dans l’Église chrétienne primitive, et le fait que Kabir ait su dans ses poèmes faire fusionner ces tendances diverses est une des marques les plus saillantes de son génie.

Grand réformateur religieux ; fondateur d’une secte à laquelle appartiennent encore aujourd’hui près d’un million d’Indous, c’est, avant tout, comme poète mystique que Kabir est vivant pour nous. Sa destinée fut celle de la plupart des réformateurs. Tandis qu’il avait haï l’exclusivisme religieux et avait cherché par-dessus tout à initier les hommes à la liberté des enfants de Dieu, ses successeurs honorèrent sa mémoire à leur manière en relevant en de nouvelles places les barrières qu’il avait travaillé à renverser. Mais ses chants merveilleux, expression spontanée de ses visions et de son amour survivent, et c’est par eux, non par des enseignements, qu’il adresse à nos cœurs son immortel appel. Dans ces poèmes toute la gamme des émotions mystiques est mise en jeu : depuis les plus sublimes abstractions, depuis la passion la plus transcendante pour l’Infini, jusqu’au sentiment le plus personnel et le plus intime de la présence divine, exprimé en métaphores familières et en symboles religieux tirés indifféremment des croyances de l’Inde et de celles des Mahométans.

L’auteur de ces poèmes était-il Brahmane ou Sufi, Vedantiste ou Vaishnavite ? il est impossible de le dire. Kabir est, avant tout, comme il le dit lui-même, l’enfant d’Allah et de Ram. L’Esprit Suprême qu’il connaissait, adorait, et vers qui il cherchait à conduire les autres hommes comme vers un « joyeux ami », cet Esprit dépassait et renfermait en même temps toutes les catégories métaphysiques et toutes les doctrines ; chaque croyant pour Kabir contribuait en quelque manière à fixer l’image de l’Infinie Unité qui Se révèle Elle-même selon la mesure de chacun et suivant le degré d’amour de ses adorateurs – à quelque credo qu’il appartint.

L’histoire de Kabir est environnée de légendes contradictoires auxquelles on ne peut accorder foi. Les unes proviennent d’une source indoue, les autres ont une origine Mahométane et Kabir y est représenté tour à tour comme un saint Sufi ou comme un Brahmane. Son nom, toutefois, prouve sa descendance de Moslem et les récits les plus vraisemblables le représentent comme le fils ou l’enfant adoptif d’un tisseur de Bénarès. C’est dans cette ville que se placent les principaux événements de sa vie.

Au XVe siècle, à Bénarès, les tendances unionistes de la religion de Bhakti avaient atteint leur plein développement. Sufis et Brahmanes discutaient ; les plus intelligents d’entre eux suivaient les leçons de Ramananda dont la réputation atteignait alors son plus haut degré. Kabir encore tout jeune garçon, mais en qui la passion religieuse était innée, vit de suite en Ramananda le maître qui lui était destiné ; mais il comprit aussi combien il avait peu de chance d’être accepté comme disciple, lui mahométan, par un maître Indou. Il se cacha donc au bord du Gange, en un lieu où Ramananda avait coutume de se baigner ; le maître, descendant vers l’eau, le heurta à l’improviste et, dans son étonnement s’écria : « Ram ! Ram ! » – (le nom même de l’incarnation sous la figure de laquelle il adorait Dieu) – Kabir alors déclara que la formule d’initiation était tombée pour lui des lèvres mêmes de Ramananda, et qu’il était par cela même admis à l’école du maître. En dépit des protestations des orthodoxes Brahmaniques et Mahométans, également froissés par ce mépris des coutumes religieuses du pays, Kabir persista dans sa déclaration ; et ainsi il mit en action le principe de synthèse religieuse que Ramananda avait cherché à établir théoriquement. Ramananda paraît avoir accepté le jeune homme et bien que des légendes mahométanes parlent de Sufis fameux tels que Pir, Takki, de Ghansi comme ayant été plus tard les maîtres de Kabir, celui-ci, dans ses poésies, ne reconnut jamais qu’un seul maître humain : le Saint Indou.

Le peu que nous connaissons de la vie de Kabir contredit bien des idées courantes sur le mysticisme oriental. Il n’adopta jamais la vie d’un ascète professionnel ; il ne se retira pas du monde pour mortifier son corps et se livrer exclusivement à la vie contemplative.