À côté de l’expression artistique et musicale d’une vie intérieure d’adoration, – (il était aussi habile musicien qu’il était grand poète) – il vécut la vie saine et active d’un artisan. Toutes les légendes s’accordent à dire que Kabir fut tisserand ; qu’il était un homme simple et illettré, pratiquant son métier pour gagner sa vie.

Comme saint Paul le faiseur de tentes, comme Bœhme le savetier, comme Tersteegen le rubanier, il fut à la fois un travailleur et un visionnaire. Il était marié, père de famille et c’est au sein même de la vie commune qu’il chante les transports lyriques du divin amour. En cela ses œuvres s’accordent avec l’histoire traditionnelle de sa vie : de plus en plus il exalta la vie de famille, la valeur et la réalité de l’existence journalière, les présentant comme des occasions d’amour et de sacrifice. Il n’avait que mépris pour la sainteté professionnelle des Ascètes qui « fuient l’amour, la joie et la beauté répandus dans le monde par l’Infinie Unité ».

Au point de vue de l’orthodoxie aussi bien indoue que musulmane, Kabir fut absolument hérétique. Sa désapprobation radicale de toute institution religieuse, de toute observance extérieure lui fit, dans les milieux ecclésiastiques, la réputation d’un homme dangereux. La « simple union » avec la divine Réalité, qu’il célébrait sans cesse comme le devoir et la joie de l’âme était à ses yeux indépendante de tout rite et de toute austérité. Le Dieu qu’il proclame n’est ni dans le temple ni dans la mosquée. Il est près de tous ceux qui Le cherchent.

Habitant Bénarès, où l’influence des prêtres était considérable, il fut en butte à de grandes persécutions : une légende bien connue rapporte qu’une belle courtisane, envoyée par les Brahmanes pour tenter sa vertu, fut, dans une soudaine rencontre, invitée par lui à un plus pur amour et convertie comme l’avait été Marie-Madeleine.

À la fin, Kabir, ayant accompli une guérison réputée miraculeuse, fut amené devant l’Empereur Sikandar Lodi et accusé de prétendre à la possession de pouvoirs divins. Kabir, étant né mahométan, échappait à l’autorité des Brahmanes ; il fut banni, mais sa vie fut épargnée. Ceci se passait probablement vers 1495 ; il avait alors près de 60 ans. Depuis ce moment il semble avoir passé dans de nombreuses villes du Nord, de l’Inde, y faisant des disciples et continuant, comme exilé, cette vie d’apôtre et de poète de l’amour, pour laquelle, ainsi qu’il le dit dans un de ses chants, il avait été prédestiné depuis le commencement des Temps.

En 1518, vieux, malade, les mains trop faibles pour pouvoir jouer encore cette musique qu’il aimait tant, il mourut à Maghar, près de Gorakhpur.

Une belle légende dit qu’après sa mort, ses disciples mahométans et Indous se disputèrent la possession de son corps ; ceux-ci voulant le brûler et ceux-là l’enterrer. Comme ils discutaient, Kabir leur apparut et leur dit : « Levez le linceul et voyez ce qu’il y a dessous. » Ils le firent et trouvèrent en place du corps un amas de fleurs. La moitié d’entre elles fut enterrée par les Mahométans à Maghar et l’autre moitié transportée par les Indous à Bénarès pour y être brûlée. Touchante conclusion et bien appropriée à la vie de l’homme qui avait répandu le parfum de ses poèmes sur les plus belles doctrines des deux grandes croyances.

 

NOTE

La version anglaise des Poèmes de Kabir a été faite par Rabindranath Tagore, en collaboration avec M. Evelyn Underhill :

Ces poèmes furent choisis sur le texte Hindir traduit en Bengali par M. Kshiti Mohan Sen ; Celui-ci avait puisé, à plusieurs sources, dans les livres, dans les manuscrits, parfois dans la tradition orale, une importante collection de poésies et de chants auxquels le nom de Kabir était attaché ; il s’était efforcé d’éliminer tout ce qui ne paraissait pas authentique.

Tagore et M. E. Underhill utilisèrent une traduction anglaise manuscrite faite par M. Ajit Kumai et Chakravarty de 116 poèmes du recueil de Kshiti Mohan Sen..

I

Ô mon serviteur, où me cherches-tu ? Regarde ! Je suis auprès de toi.

Je ne suis ni dans le temple ni dans la mosquée ; ni dans le sanctuaire de la Mecque, ni dans le séjour des divinités Indoues.

Je ne suis ni dans les rites et les cérémonies, ni dans l’ascétisme et ses renoncements.

Si tu me cherches vraiment, tu me verras aussitôt et un moment viendra où tu me rencontreras.

Kabir dit : « Ô Saint, Dieu est le souffle de tout ce qui respire. »

II

Il est inutile de demander à un saint quelle est la caste à laquelle il appartient ;

Car les prêtres, les guerriers, les marchands et les 36 castes de l’Inde aspirent également à Dieu.

C’est même une folie de demander quelle peut être la caste d’un Saint ;

Des barbiers, des blanchisseuses, des charpentiers ont cherché Dieu.

Même Raidas était un chercheur de Dieu.

Le Rishi Swapacha appartenait à la caste des Tanneurs.

Hindus et Moslems eux aussi atteignirent la Limite où toutes marques distinctives s’effacent.

III

Ô ami ! espère en Lui pendant ta vie, connais pendant ta vie, comprends pendant ta vie, car dans la vie est la délivrance.

Si tu ne brises pas tes liens pendant ta vie, quel espoir de délivrance auras-tu dans la mort ?

C’est un rêve vide de sens de croire que l’âme sera unie à Lui, uniquement parce qu’elle aura quitté le corps.

Si nous Le trouvons maintenant, nous Le trouverons ensuite.

Si non, nous ne ferons que demeurer dans la cité de la mort.

Si tu es uni à Lui dans le présent, tu le seras dans l’Éternité.

Baigne-toi dans la Vérité, connais le Véritable Maître ; aie foi dans son vrai Nom.

Kabir dit : « C’est l’Esprit de recherche qui nous secourt ; je suis l’esclave de cet esprit. »

IV

Ne va pas au jardin de fleurs !

Ô ami, n’y va pas –

En toi est le jardin de fleurs.

Demeure sur le lotus aux mille pétales et là contemple l’Infinie Beauté.

V

Dis-moi, Frère, comment je puis renoncer à Maya.

Quand je défis le nœud de mes rubans j’attachai encore mon vêtement autour de moi ;

Quand j’eus ôté mon vêtement, je couvrais cependant mon corps de ses plis.

Ainsi, quand j’abandonne mes passions, ma colère demeure.

Et, quand je renonce à la colère, l’envie est encore en moi.

Et, quand j’ai vaincu l’envie, mon orgueil et ma vanité sont toujours là.

Quand l’esprit est libéré, et qu’il a chassé Maya, il reste attaché à la lettre.

Kabir dit : « Écoute-moi, cher Sadhu, le vrai sentier est difficile à trouver ».

VI

La lune brille au dedans de moi ; mais mes yeux aveugles ne peuvent la voir.

Elle est en moi ainsi que le soleil.

Sans qu’on le frappe, le tambour de l’Éternité résonne au dedans de moi ; mais mes oreilles sourdes ne peuvent l’entendre.

Aussi longtemps que l’homme réclamera le Moi et le Mien, ses œuvres seront comme zéro.

Quand tout amour du Moi et du Mien sera mort, alors l’œuvre du Seigneur sera accomplie.

Car le travail n’a pas d’autre but que la connaissance.

Quand la connaissance est atteinte, le travail est laissé de côté.

La fleur s’épanouit pour le fruit ; quand le fruit mûrit, la fleur se fane.

Le cerf contient le musc, mais il ne le cherche pas en lui-même : il erre en quête d’herbe.

VII

Quand Il se révèle à Lui-même, Brahma découvre l’invisible.

Comme la graine est dans la plante, comme l’ombre est dans l’arbre, comme l’espace est dans le ciel, comme une infinité de formes sont dans l’espace, –

Ainsi, d’au delà de l’Infini, l’Infini vient ; et l’Infini se prolonge dans le fini.

La créature est dans Brahma et Brahma est dans la créature ; ils sont à jamais distincts et cependant à jamais unis.

Lui-même, Il est l’arbre, la graine et le germe.

Lui-même, Il est la fleur, le fruit et l’ombre.

Il est le soleil, la lumière et tout ce qui s’éclaire.

Il est Brahma, la créature et l’Illusion.

Il est la forme multiple, l’espace infini ;

Il est le souffle, la parole, la pensée.

Il est le limité et l’illimité ; et, par delà le limité et l’illimité, Il est l’Être Pur.

Il est l’Esprit immanent dans Brahma et dans la créature.

— L’Âme suprême est vue au dedans de l’âme.

— Le point ultime est vu dans l’Âme suprême.

— Et, dans ce Point, les créations se reflètent encore.

Kabir est béni parce qu’il a cette suprême vision.

VIII

Dans le vase terrestre sont des berceaux de verdure et des bocages ; en lui est le Créateur.

Dans ce vase sont les sept Océans et les innombrables étoiles.

Le joaillier et sa pierre de touche sont dedans.

La voix de l’Éternel y retentit et fait jaillir le printemps.

Kabir dit : « Écoute-moi, mon ami ; mon Seigneur bien-aimé est dans ce vase. »

IX

Ô ce mot mystérieux, comment pourrais-je jamais le prononcer ?

Oh, comment puis-je dire : Il n’est pas comme ceci et Il est comme cela ?

Si je dis qu’il est en moi, l’Univers a honte de mes paroles ;

Si je dis qu’il est en dehors de moi, je mens.

Des mondes intérieurs et extérieurs Il fait une indivisible unité ;

Le conscient et l’inconscient sont les tabourets de ses pieds.

Il n’est ni manifesté ni caché ; Il n’est ni révélé ni irrévélé.

Il n’y a pas de mot pour dire ce qu’il est.

X

Tu as attiré mon cœur à Toi, ô Fakir !

J’étais endormi dans ma chambre et Tu m’as éveillé de ta voix saisissante, ô Fakir.

Je me noyais dans les profondeurs de l’Océan de ce monde et Tu m’as sauvé, me soutenant de Ton bras, ô Fakir.

Un seul mot de Toi ; non pas deux – et Tu as brisé tous mes liens, ô Fakir.

Kabir dit ; « Tu as uni Ton cœur à mon cœur, ô Fakir. »

XI

Jadis je jouais jour et nuit avec mes camarades et maintenant j’ai peur.

Si élevé est le palais de mon Seigneur que mon cœur tremble d’y monter : pourtant je ne dois pas être craintive si je veux jouir de Son amour.

Mon cœur doit s’attacher à mon Bien-Aimé ; je dois écarter mon voile et unir tout mon être à Lui.

Mes yeux feront l’office de lampes d’amour.

Kabir dit : « Écoute, mon amie, Il comprend qui l’aime. Si tu ne languis pas d’amour pour ton Unique Bien-Aimé, il est inutile d’orner ton corps ; il est vain de mettre de l’onguent sur tes paupières. »

XII

Dis-moi, ô Cygne, ton antique histoire.

De quel pays viens-tu, ô Cygne ? – Vers quel rivage t’envoles-tu ?

Où prendras-tu ton repos, ô Cygne, et que cherches-tu ?

Ce matin même réveille-toi, ô Cygne, lève-toi et suis-moi.

Il est un pays où ni le doute ni la tristesse n’ont d’empire ; où la terreur de la mort n’existe plus.

Là, les bois du printemps sont en fleurs et leur senteur parfumée qui dit : « Il est Moi » est portée sur la brise.

Là l’abeille du cœur plonge profondément dans la fleur et ne désire plus d’autre joie.

XIII

Ô Seigneur incréé qui Te servira ?

Chaque fidèle adore le Dieu qu’il se crée ; chaque jour il en reçoit des faveurs.

Aucuns ne le cherchent Lui, le Parfait, Brahma, l’indivisible Seigneur.

Ils croient en dix Avatars ; mais un Avatar, endurant les conséquences de ses actes, ne peut être l’Esprit infini.

L’Un Suprême doit être autre.

Les Yogi, les Sangasi, les Ascètes se disputent entre eux.

Kabir dit : « Ô frère, celui qui a vu le rayonnement de son amour, celui-là est sauvé. »

XIV

La rivière et ses vagues forment une même surface : Quelle est la différence entre la rivière et ses vagues ?

Quand la vague s’élève, c’est de l’eau et, quand la vague retombe, c’est toujours la même eau. Dites-moi où est la différence.

Parce qu’on l’a nommée vague, ne sera-t-elle plus considérée comme de l’eau ?

Au sein du Suprême Brahma les mondes apparaissent comme les grains d’un chapelet ;

Regarde ce rosaire avec les yeux de la sagesse.

XV

Où règne le Printemps, ce Seigneur des Saisons, une musique mystérieuse se fait entendre.

Là des torrents de lumière coulent en tous sens.

Peu d’hommes peuvent atteindre à ce rivage.

Où des millions de Krishna se tiennent les mains croisées ;

Où des millions de Vishnu sont prosternés ;

Où des millions de Brahmanes lisent les Védas ;

Où des millions de Shiva sont perdus dans la contemplation.

Là des millions d’Indra et d’innombrables demi-dieux ont le ciel pour demeure.

Là des millions de Saraswatis, déesses de la musique, jouent sur la Vina.

Là mon Seigneur se révèle à Lui-même et le parfum du santal et des fleurs flotte dans les profondeurs de l’espace.

XVI

Entre les pôles du conscient et de l’inconscient, l’esprit se balance.

À cette balançoire sont suspendus tous les êtres et tous les mondes ; et cette balançoire ne cesse jamais de se balancer.

Des millions d’êtres y sont accrochés : le soleil et la lune, dans leur course, s’y balancent.

Des millions d’âges passent et toujours la balançoire se balance. Tout est balancé : le ciel et la Terre et l’air et l’eau, et le Seigneur Lui-même qui se personnifie :

Et la vue de tout ceci a fait de Kabir le serviteur de son Dieu.

XVII

La lumière du Soleil, de la lune et des étoiles brille d’un vif éclat : la mélodie de l’amour monte toujours plus haut et le rythme du pur amour bat la mesure.

Jour et nuit le chœur musical remplit les cieux ; et Kabir dit : « Mon unique Bien-Aimé m’éblouit comme l’éclair au ciel. »

Savez-vous comment les instants disent leur adoration ?

Brandissant son cercle de lumières, l’Univers, jour et nuit, chante en adorant.

Là se cachent la bannière et les célestes lambris ;

Là le son des cloches invisibles se fait entendre.

« Là, dit Kabir, l’adoration ne cesse jamais ; là le Seigneur de l’Univers est assis sur son trône. »

Le monde entier fait son œuvre et commet ses erreurs : mais peu nombreux sont les amoureux qui connaissent le Bien-Aimé.

Comme se mélangent les eaux du Gange et de la Jumna, ainsi se mêlent, dans le cœur du chercheur pieux, les deux courants de l’amour et du sacrifice.

Dans son cœur l’eau sacrée s’épanche jour et nuit ; et ainsi s’achève le cycle des naissances et des morts.

Voyez quel repos merveilleux est dans l’Esprit Suprême ! celui-là en jouit qui le cherche.

Tenu par les cordes de l’amour, la balançoire de l’Océan de joie va et vient ; et un son puissant éclate en chansons.

Voyez quel lotus fleurit là sans eau ! et Kabir dit :

« L’Abeille de mon cœur boit son nectar. »

Quel merveilleux lotus est celui qui fleurit au cœur du rouet de l’Univers ! Seules quelques âmes pures en connaissent les vrais délices.

La musique résonne partout alentour et le cœur y participe à la joie De la Mer Infinie.

Kabir dit : « Plonge-toi dans cet océan de douceur et laisse s’envoler au loin toutes les erreurs de la vie et de la mort. »

Vois comme, ici, la soif des cinq sens est étanchée ; les trois formes de la misère ne sont plus.

Kabir dit : « C’est le Sport de l’inaccessible ; regardez en dedans et voyez comme les rayons de lune du Dieu caché brillent en vous ! »

Là bat le rythme de la vie et de la mort.

Là jaillissent les ravissements. Tout l’espace est radiant de lumière.

Là une musique mystérieuse se fait entendre. C’est la musique de l’amour des trois mondes.

Là brûlent les millions de lampes du soleil et de la lune.

Là le tambour bat et l’amoureux s’amuse sur une escarpolette.

Là les chansons amoureuses résonnent de toutes parts et la lumière pleut en ondées et l’adorateur goûte avec ravissement au céleste nectar.

Regardez la vie et la mort : il n’y a plus de séparation entre elles. Telles la main gauche et la main droite sont elles-mêmes et cependant pareilles.

Kabir dit : « L’homme sage restera muet ; car la vérité ne peut se trouver ni dans les livres ni dans les Védas. »

J’ai pris place dans l’harmonieux équilibre de l’Un.

J’ai bu la coupe de l’ineffable.

J’ai trouvé la clef du mystère.

J’ai atteint la racine de l’Union.

Voyageant sans chemin je suis arrivé au pays sans douleur ; très doucement la grâce du Grand Seigneur est descendue en moi.

On chante le Dieu infini comme s’il était inaccessible ; mais moi, dans mes méditations, sans mes yeux, je L’ai vu.

C’est bien le pays sans souffrances et personne ne connaît le chemin qui y mène.

Seul, celui qui est sur ce chemin est allé au-delà de la région des douleurs.

Merveilleux est ce pays, dont aucun mérite ne peut être le prix.

C’est le sage qui le voit ; c’est le sage qui le chante.

Ceci est l’ultime parole ; mais comment exprimer sa merveilleuse saveur ? Celui qui l’a une fois savourée, celui-là sait quelle joie elle peut donner.

Kabir dit : « La connaissant, l’ignorant devient sage, et le sage devient muet d’adoration silencieuse.

L’adorateur est totalement enivré.

Sa sagesse et son détachement sont parfaits.

Il boit à la coupe des inspirations et des aspirations de l’amour. »

Là tout le ciel s’emplit de sons et la musique se joue sans cordes et sans doigts.

Là le jeu de la joie et de la douleur ne cesse pas.

Kabir dit : Si tu te plonges dans l’Océan de Vie, tu vivras dans le Pays de la Suprême Félicité. »

Quelle frénésie d’extase il y a dans chaque heure ! L’adorateur exprime et boit l’essence des heures. Il vit de la vie de Brahma.

Je dis la vérité, car j’ai accepté la vérité dans ma vie. Je suis à présent attaché à la vérité, j’ai balayé loin de moi tous les faux clinquants.

Kabir dit : « Ainsi l’adorateur s’affranchit de toute crainte ; ainsi le quittent toutes pensées erronées sur la vie et sur la mort. »

Là le ciel s’emplit de musique.

Là il pleut du nectar.

Là les cordes de la harpe vibrent et les tambours battent.

Quelle secrète splendeur est là dans ce château du ciel.

Là il n’est plus question de lever et de coucher du soleil.

Dans l’océan de révélations qu’est la lumière de l’amour, le jour et la nuit ne font qu’un.

Joie à jamais ; ni douleur ni luttes.

Là j’ai bu, remplie jusqu’au bord, la coupe de la joie, de la joie parfaite.

Là, il n’y a pas de place pour l’erreur.

Kabir dit : « Là, j’ai été témoin des jeux de l’Unique Félicité. »

J’ai connu en moi-même le jeu de l’Univers ; j’ai échappé à l’erreur de ce monde.

Le dedans et le dehors sont devenus pour moi un seul ciel. L’infini et le fini se sont unis. Je suis ivre de la vue du Tout.

Ta lumière emplit l’Univers ; elle est la lampe d’amour qui brûle sur le plateau du savoir.

Kabir dit : « Là, aucune erreur ne peut entrer et le conflit de la vie avec la mort n’existe plus. »

XVIII

La région centrale du ciel, où repose l’Esprit, est radiante d’une musique de lumière.

Là, où fleurit cette pure et candide harmonie, mon Seigneur trouve ses délices.

Dans la prodigieuse splendeur de Sa chevelure se perd l’éclat de millions de soleils et de lunes.

Sur ce rivage il y a une ville où se déverse sans cesse une pluie de nectar.

Kabir dit : « Viens, ô Dharmadas, et vois le triomphe de mon Tout Puissant Seigneur. »

XIX

Ô mon cœur ! L’Esprit Suprême, le Maître tout puissant, est près de toi : Réveille-toi, oh, réveille-toi ! Cours te jeter aux pieds de ton Bien-Aimé ; car ton Seigneur se tient tout proche.

Tu as dormi pendant des siècles innombrables ; ce matin ne veux-tu pas te réveiller ?

XX

À quel rivage veux-tu atteindre, ô mon cœur ? Il n’y a aucun voyageur devant toi. Il n’y a pas de route.

Où est l’action, où est le repos sur ce rivage ?

Il n’y a pas d’eau : aucun bateau, aucun marin ne sont en vue.

Il n’y a pas même de corde pour hâler le bateau, ni d’homme pour la tirer.

Ni terre, ni ciel, ni temps ; rien n’y existe : ni fleuve, ni rive.

Il n’y a là ni corps, ni esprit et où pourrais-tu y apaiser la soif de ton âme ? Tu ne trouverais rien dans ce néant.

Sois fort et rentre en toi-même. Là tu seras sur un terrain solide.

Considère ceci, ô mon cœur ! ne va pas ailleurs.

Kabir dit : « Rejette toute imagination et affermis-toi dans ce que tu es. »

XXI

Dans chaque demeure brûlent des lampes ; Aveugle que tu es, tu ne les vois pas.

Un jour, tes yeux s’ouvriront soudain et tu verras ; et les chaînes de la mort tomberont d’elles-mêmes.

Il n’y a rien à dire et rien à entendre ; il n’y a rien à faire : c’est celui qui vit, bien que mort, qui ne mourra plus jamais.

Parce qu’il vit dans la solitude, l’ascète déclare que Sa maison est lointaine.

Ton Seigneur est près de toi et cependant tu montes en haut du palmier pour Le chercher.

Le prêtre Brahmane va de maison en maison et initie le peuple à la foi musulmane ;

Hélas ! la vraie fontaine de vie est à tes côtés et tu adores la pierre que tu as dressée.

Kabir dit : « Je ne puis dire combien mon Seigneur est adorable – L’ascétisme, le chapelet qu’on égrène, les vertus et les vices, rien de tout cela n’existe pour Lui. »

XXII

Ô frère, mon cœur soupire après le vrai Maître, qui remplit la coupe de l’amour pour me l’offrir après y avoir bu.

Il lève le voile et Brahma se révèle à mes yeux.

Il découvre en Lui les mondes, et me fait entendre la musique mystérieuse. Il me montre que joies et douleurs ne font qu’un.

Toutes ses paroles sont pleines d’amour.

Kabir dit : « En vérité il n’a rien à craindre de celui qui possède un tel Maître pour le conduire dans un sûr refuge. »

XXIII

Les ombres du soir tombent épaisses et profondes ; elles assombrissent le cœur et enveloppent le corps et l’esprit.

Ouvre ta fenêtre au couchant et perds-toi dans le ciel de l’amour.

Bois le miel sucré que distillent les pétales du lotus du cœur.

Laisse-toi pénétrer par les flots de la mer ; quelle splendeur il y a en elle !

Écoute : le son des conques marines et des cloches s’élève.

Kabir dit : « Ô frère ; regarde, le Seigneur est dans ce vase, qu’est mon corps. »

XXIV

Plus que tout je chéris du fond du cœur cet amour qui me fait vivre en ce monde une vie sans limites.

C’est ainsi que le lotus vit dans l’eau et fleurit dans l’eau ; et cependant l’eau ne peut pas toucher ses pétales ; ils s’ouvrent au-dessus de son atteinte.

C’est ainsi qu’une épouse entre dans les flammes au commandement de l’amour. Elle brûle et laisse gémir ses compagnes, mais jamais ne déshonore l’amour.

L’Océan du monde est difficile à traverser ; ses eaux sont très profondes.

Kabir dit : « Écoute-moi, ô Saint Homme, peu nombreux sont ceux qui en ont atteint l’extrémité. »

XXV

Mon Seigneur se cache et merveilleusement mon Seigneur se révèle.

Mon Seigneur m’a durement enfermé et mon Seigneur a fait tomber mes chaînes.

Mon Seigneur m’apporte des paroles de tristesse et des paroles de joie ; et c’est Lui-même qui en atténue les contrastes.

J’offrirai à mon Seigneur mon corps et mon esprit.

Je donnerais ma vie plutôt que d’oublier mon Seigneur.

XXVI

Toutes choses sont créées par Dieu.

L’Amour est Son corps.

Il est sans forme, sans qualité, sans décadence.

Cherche à t’unir à Lui.

Ce Dieu indéterminé prend des milliers de formes aux yeux de ses créatures :

Il est pur et indestructible.

Sa forme est infinie et insondable.

Il danse extasié et des vagues de formes s’élèvent de Sa danse.

Le corps et l’esprit débordent de bonheur quand ils sont touchés par Sa joie infinie.

Il est immergé dans toute conscience, dans toute joie, dans toute douleur.

Il n’a ni commencement ni fin.

Il tient tout dans sa Béatitude.

XXVII

C’est la miséricorde de mon vrai Maître qui m’a fait connaître l’inconnu.

J’ai appris de Lui à marcher sans pieds, à voir sans yeux, à entendre sans oreilles, à boire sans lèvres, à voler sans ailes.

Dans le pays où il n’y a ni soleil, ni lune, ni nuit, ni jour, j’ai aimé et j’ai médité.

Sans manger j’ai goûté la douceur du nectar ; sans eau j’ai étanché ma soif.

La joie partagée est la plénitude de la joie.