Je bravais les égratignures, j’entrais dans ce jardin sans maître, dans cette propriété qui n’était plus ni publique ni particulière ; j’y restais des heures entières à contempler son désordre. Je n’aurais pas voulu, pour prix de l’histoire à laquelle sans doute était dû ce spectacle bizarre, faire une seule question à quelque Vendomois bavard. Là, je composais de délicieux romans ; je m’y livrais à de petites débauches de mélancolie qui me ravissaient. Si j’avais connu le motif, peut-être vulgaire, de cet abandon, j’eusse perdu les poésies inédites dont je m’enivrais. Pour moi, cet asile représentait les images les plus variées de la vie humaine, assombrie par ses malheurs : c’était tantôt l’air du cloître, moins les religieux ; tantôt la paix du cimetière, sans les morts qui vous parlent leur langage épitaphique ; aujourd’hui la maison du lépreux, demain celle des Atrides ; mais c’était surtout la province avec ses idées recueillies, avec sa vie de sablier. J’y ai souvent pleuré, je n’y ai jamais ri. Plus d’une fois j’ai ressenti des terreurs involontaires en y entendant, au-dessus de ma tête, le sifflement sourd que rendaient les ailes de quelque ramier pressé. Le sol y est humide ; il faut s’y défier des lézards, des vipères, des grenouilles qui s’y promènent avec la sauvage liberté de la nature ; il faut surtout ne pas craindre le froid, car en quelques instants vous sentez un manteau de glace qui se pose sur vos épaules, comme la main du commandeur sur le cou de don Juan. Un soir j’y ai frissonné : le vent avait fait tourner une vieille girouette rouillée, dont les cris ressemblèrent à un gémissement poussé par la maison au moment où j’achevais un drame assez noir par lequel je m’expliquais cette espèce de douleur monumentalisée. Je revins à mon auberge, en proie à des idées sombres. Quand j’eus soupé, l’hôtesse entra d’un air de mystère dans ma chambre, et me dit : ― Monsieur, voici monsieur Regnault. ― Qu’est monsieur Regnault ? ― Comment, monsieur ne connaît pas monsieur Regnault ? Ah ! c’est drôle ! dit-elle en s’en allant. Tout à coup je vis apparaître un homme long, fluet, vêtu de noir, tenant son chapeau à la main, et qui se présenta comme un bélier prêt à fondre sur son rival, en me montrant un front fuyant, une petite tête pointue et une face pâle, assez semblable à un verre d’eau sale. Vous eussiez dit de l’huissier d’un ministre. Cet inconnu portait un vieil habit, très-usé sur les plis ; mais il avait un diamant au jabot de sa chemise et des boucles d’or à ses oreilles. ― Monsieur, à qui ai-je l’honneur de parler ? lui dis-je. Il s’assit sur une chaise, se mit devant mon feu, posa son chapeau sur ma table, et me répondit en se frottant les mains : ― Ah ! il fait bien froid. Monsieur, je suis monsieur Regnault. Je m’inclinai, en me disant à moi-même : ― Il bondo cani ! Cherche. ― Je suis, reprit-il, notaire à Vendôme. ― J’en suis ravi, monsieur, m’écriai-je, mais je ne suis point en mesure de tester, pour des raisons à moi connues. ― Petit moment, reprit-il en levant la main comme pour m’imposer silence. Permettez, monsieur, permettez ! J’ai appris que vous alliez vous promener quelquefois dans le jardin de la Grande Bretèche. ― Oui, monsieur. ― Petit moment ! dit il en répétant son geste, cette action constitue un véritable délit. Monsieur, je viens, au nom et comme exécuteur testamentaire de feu madame la comtesse de Merret, vous prier de discontinuer vos visites. Petit moment ! Je ne suis pas un Turc et ne veux point vous en faire un crime. D’ailleurs, bien permis à vous d’ignorer les circonstances qui m’obligent à laisser tomber en ruines le plus bel hôtel de Vendôme. Cependant, monsieur, vous paraissez avoir de l’instruction, et devez savoir que les lois défendent, sous des peines graves, d’envahir une propriété close. Une haie vaut un mur.