Est-ce qu'il ne vous reste plus aucune pudeur ?

– Pourquoi ne recevrais-je pas des lettres de ce gentleman ?

– Parce que c'est infâme.

– Et pourquoi ?

– Parce que c'est un étranger.

– Il s'en faut bien, dit-elle. C'est mon mari.

Chapitre 9 CE QUI SE FIT À WEST INCH

Je me rappelle fort bien cet instant-là.

J'ai entendu des gens dire qu'un coup violent et soudain avait émoussé leur sensibilité. Il n'en fut pas ainsi pour moi.

Au contraire, ma vue, mon ouïe et ma pensée se redoublèrent de clarté.

Je me souviens que mes yeux se portèrent sur une petite boule de marbre de la largeur de ma main, qui était incrustée dans une des pierres grises de la rocaille, et que je trouvai le temps d'en admirer les veines délicates.

Et cependant je devais avoir une étrange expression de physionomie, car la cousine Edie jeta un grand cri et se sauva vers la maison en courant.

Je la suivis, je tapai à la fenêtre de sa chambre, car je voyais bien qu'elle y était.

– Allez-vous en, Jock, allez-vous en, cria-t-elle. Vous voulez me gronder. Je ne veux pas être grondée. Je n'ouvrirai pas la fenêtre. Allez-vous en.

Mais je persistai à frapper.

– Il faut que je vous dise un mot.

– Qu'est-ce alors ? dit-elle en entrouvrant de trois pouces. Dès que vous commencerez à gronder, je la refermerai.

– Êtes-vous vraiment mariée, Edie ?

– Oui, je suis mariée.

– Qui vous a mariés ?

– Le Père Brenman, à la chapelle catholique romaine de Berwick.

– Vous, une presbytérienne ?

– Il tenait à ce que le mariage se fît dans une église catholique.

– Quand cela s'est-il fait ?

– Il y aura une semaine mercredi.

Je me souvins que ce jour-là elle était allée en voiture à Berwick, et que de Lapp, de son côté, s'était absenté pour faire, à ce qu'il disait, une longue promenade dans la montagne.

– Mais… Et Jim ? demandai-je.

– Oh ! Jim me pardonnera.

– Vous briserez son cœur, et vous ruinerez son avenir.

– Non, non, il me pardonnera.

– Il tuera de Lapp. Oh ! Edie, comment avez-vous pu nous apporter tant de déshonneur et de souffrance !

– Ah ! voilà que vous grondez ! s'écria-t-elle.

Et la fenêtre se ferma brusquement.

J'attendis un peu et je frappai de nouveau, car j'avais encore bien des questions à lui faire, mais elle ne voulut pas répondre, et je crus l'entendre sangloter.

Enfin j'y renonçai, et j'étais sur le point de rentrer dans la maison car il faisait presque nuit, quand j'entendis le pêne de la porte du jardin se soulever.

C'était de Lapp en personne.

Mais comme il suivait l'allée, il me fit l'effet d’être ou fou ou ivre.

Il marchait d'un pas de danse. Il faisait craquer ses doigts en l'air, et ses yeux luisaient comme deux feux follets.

– Voltigeurs ! cria-t-il, Voltigeurs de la garde !

C'est ainsi qu'il avait fait le jour où il avait eu le délire.

Puis soudain :

– En avant ! en avant !

Et il arriva en faisant tournoyer sa canne au-dessus de sa tête.

Il s'arrêta court lorsqu'il vit que j'étais là, le regardant, et je puis dire qu'il fut un peu décontenancé.

– Holà ! Jock, s'écria-t-il, je ne pensais pas qu'il y eût quelqu'un ici. Ce soir je suis dans cet état d'esprit que vous appelez de l'entrain.

– On le dirait, répondis-je avec ma brusquerie ordinaire, vous ne vous sentirez pas si gai demain quand mon ami Jim Horscroft reviendra ici.

– Ah ! il revient demain, alors ? Et pourquoi me sentirai-je moins gai ?

– Parce que, si je connais bien mon homme, il vous tuera.

– Ta ! Ta ! Ta ! s'écria de Lapp. Je vois que vous êtes au courant de notre mariage. Edie vous a parlé. Jim pourra faire ce qu'il voudra.

– Vous nous avez joliment récompensés de vous avoir accueillis.

– Mon brave garçon, dit-il, je vous ai, comme vous le dites, fort joliment récompensés. J'ai délivré Edie d'une existence qui est indigne d'elle, et je l'ai fait entrer par le mariage dans une noble famille. D'ailleurs, j'ai plusieurs lettres à écrire ce soir. Quant au reste, nous pourrons en causer demain, quand votre ami Jim sera revenu pour vous aider.

Il fit un pas vers la porte.

– Et c'était pour cela que vous attendiez à la Tour d'alarme, m'écriai-je, soudainement éclairé.

– Hé ! Jock, voilà que vous devenez perspicace, dit-il, d'un ton moqueur.

Un instant après, j'entendis la porte de sa chambre se fermer et la clef tourner dans la serrure.

Je m'attendais à ne plus le revoir de la soirée, mais quelques minutes plus tard, il descendit à la cuisine, où je tenais compagnie aux vieux parents.

– Madame, dit-il en s'inclinant, la main sur son cœur, de la façon si bizarre qui lui était propre, j'ai été l'objet de toute votre bonté et j'en garderai toujours le souvenir. Je n'aurais jamais cru être si heureux que je l'ai été grâce à vous dans ce tranquille pays. Vous accepterez ce petit souvenir. Et vous aussi, monsieur, vous agréerez ce petit cadeau que j'ai l'honneur de vous faire.

Il mit devant eux sur la table deux petits paquets enveloppés dans du papier, puis faisant à ma mère trois autres révérences, il sortit de la chambre.

Son présent, c'était une broche au centre de laquelle était sertie une grosse pierre verte, entourée d'une demi-douzaine d'autres pierres blanches, scintillantes.

Jusqu'alors nous n'avions jamais rien vu de ce genre, et je ne savais pas même quel nom leur donner, mais on nous dit, par la suite, à Berwick, que la grosse pierre était une émeraude, et les autres des diamants, et que le tout avait une valeur bien supérieure à celle que tous les agneaux qui nous étaient nés ce printemps-là.

Ma bonne vieille mère est défunte depuis bien des années, mais cette superbe broche scintille encore au cou de ma fille aînée quand elle va dans le monde, et je n'y jette jamais un regard sans revoir ces yeux perçants et ce nez long et mince, et ces moustaches de chat qu'avait notre locataire de West Inch.

Pour mon père, il avait une belle montre en or à double boîtier, et il fallait voir de quel air fier il la tenait sur le creux de sa main, en se penchant pour en percevoir le tic-tac.

Je ne sais lequel des deux vieillards fut le plus charmé, et ils ne voulaient parler que des présents que leur avait faits de Lapp.

– Il vous a donné autre chose encore, dis-je enfin.

– Quoi donc, Jock ? demanda père.

– Un mari pour la cousine Edie, répondis-je.

Lorsque j'eus dit cela, ils crurent que je rêvais, mais lorsqu'ils eurent enfin compris que c'était bien la vérité, ils se montrèrent aussi fiers et aussi contents que si je leur avais annoncé qu'Edie avait épousé le laird.

À dire vrai, le pauvre Jim, avec ses habitudes de grand buveur, de batailleur, n'avait pas une excellente réputation dans le pays, et ma mère avait dit maintes fois que ce mariage ne tournerait pas bien.

D'autre part, de Lapp, autant que nous pouvions le savoir, était un homme rangé, tranquille et dans l'aisance.

Il y avait bien le secret, mais en ce temps-là, les mariages secrets étaient chose fort commune en Écosse ; car comme quelques paroles suffisaient pour faire d'un homme et d'une femme un couple, personne n'y trouvait beaucoup à redire.

Les vieux furent aussi enchantés que si leur fermage avait été diminué, mais j'avais toujours le cœur endolori, car il me semblait que mon ami avait été traité avec la plus cruelle légèreté ; et je savais bien qu'il n'était pas homme à en prendre aisément son parti.

Chapitre 10 LE RETOUR DE L’OMBRE

Le lendemain matin, je me levai le cœur gros, car j'étais certain que Jim ne tarderait pas à paraître, et que ce jour-là serait un jour de grands chagrins.

Mais quelle somme de tristesses ce jour-là devait-il apporter, jusqu'à quel point modifierait-il le destin de chacun de nous ? C'était plus que je n'aurais osé en imaginer dans mes moments les plus sombres.

Permettez-moi, cependant, de vous conter tout cela dans l'ordre même des événements.

Ce matin-là, je m'étais levé de bonne heure, car on allait entrer en pleine période de la mise bas des agneaux.

Mon père et moi, nous partions pour le pâturage dès le petit jour.

Lorsque j'entrai dans le corridor, un souffle frôla ma figure : la porte de la maison était entièrement ouverte, et la lumière grise de l'aube dessinait une autre porte sur le mur du fond.

Je regardai.

Je trouvai également ouvertes la porte de la chambre d'Edie et celle de Lapp.

Je compris alors, comme à la lueur d'un éclair, ce que signifiaient ces cadeaux offerts la veille : c'était des présents d'adieu.

Tous deux étaient partis.

J'eus de l'amertume au cœur contre la cousine Edie, en entrant et m'arrêtant dans sa chambre.

Penser que pour un nouveau venu, elle nous avait laissé là, tous, sans un mot de bonté, sans même un serrement de main !

Et lui aussi !

J'avais été épouvanté de ce qui arriverait quand il se rencontrerait avec Jim. Mais en ce moment, on eût dit qu'il avait évité cette rencontre, et cela avait quelque apparence de lâcheté.

J'étais plein de colère, humilié, souffrant.

Je sortis au grand air sans dire un mot à mon père et je montai aux pâturages pour rafraîchir ma tête échauffée.

Lorsque je fus arrivé là-haut à Corriemuir, je pus jeter un dernier coup d’œil sur la cousine Edie.

Le petit cutter était resté à l'endroit où il avait jeté l'ancre, mais un canot s'en était détaché pour aller la prendre à terre.

À l'avant je vis voltiger quelque chose de rouge. Je savais qu'elle faisait ce signal au moyen de son châle.

Je vis ce canot atteindre le navire et ses passagers monter sur le pont.

Puis, l'ancre se releva et le navire fila droit vers le large.

Je vis encore la petite tache rouge sur le pont, et de Lapp debout près d'elle.

Ils pouvaient me voir aussi, car je me dessinais en plein sur le ciel.

Tous deux agitèrent longtemps les mains, mais ils y renoncèrent enfin, car ils n'obtinrent aucune réponse de moi.

Je restai là, debout, les bras croisés, plus grognon que je ne l'avais jamais été en ma vie, jusqu'à ce que leur cutter ne fût plus qu'une légère tache blanche de forme carrée, se perdant parmi la brume matinale.

Il était l'heure du déjeuner, et la bouillie était sur la table quand je rentrai, mais je n'avais aucun appétit.

Les vieux avaient pris la chose avec assez de froideur, bien que ma mère ne trouvât aucune expression trop dure pour Edie.

Elles n'avaient jamais eu beaucoup d'affection mutuelle, en ces derniers temps surtout.

– Voici une lettre de lui, dit mon père, en me montrant sur la table un papier plié : Elle était dans sa chambre. Voulez-vous nous la lire ?

Ils ne l'avaient pas même ouverte, car, pour dire la vérité, mes bonnes gens n'étaient jamais arrivés à lire couramment l'écriture, quoiqu'ils se tirassent assez bien de l'impression en grands et beaux caractères.

L'adresse écrite en grosses lettres était ainsi conçue :

« Aux bonnes gens de West Inch ».

Quant au billet, que j'ai encore sous les yeux, tout taché et jauni, le voici :

« Chers amis,

« Je ne comptais pas vous quitter aussi brusquement, mais la chose dépendait d'une autre volonté que la mienne.

« Le devoir et l'honneur m'ont rappelé auprès de mes anciens compagnons.

« C'est une chose que vous comprendrez certainement avant que peu de jours soient écoulés.

« J'emmène notre Edie avec moi comme ma femme, et il pourrait bien se faire qu'en des jours plus paisibles, vous nous revoyiez à West Inch.

« En attendant, agréez l'assurance de mon affection, et croyez que je n’oublierai jamais les mois tranquilles que j'ai passés chez vous, en un temps où je n'aurais eu tout au moins qu'une semaine à vivre, si j'avais été fait prisonnier par les Alliés. Mais vous saurez peut-être aussi quelque jour par la raison de cela.

« Votre bien dévoué,

« BONAVENTURE DE LISSAC,

« Colonel des Voltigeurs de la garde et Aide de Camp de sa Majesté Impériale l’Empereur Napoléon ».

Ma voix devint sifflante quand j'en fus aux mots dont il avait fait suivre son nom.

Sans doute j'en étais venu à la conviction que notre hôte ne pouvait être qu'un de ces admirables soldats dont nous avions tant entendu parler et qui s'étaient frayé passage jusque dans toutes les capitales de l'Europe, à une seule exception, la nôtre. Pourtant je n'eus guère cru que nous eussions sous notre toit l'aide de camp de l'Empereur et un colonel de sa garde.

– Ainsi donc, dis-je, il se nomme de Lissac et non de Lapp. Eh bien, colonel ou non, il est heureux pour lui qu'il se trouve loin d'ici, avant que Jim ait mis la main sur lui… Et il n'était que temps, ajoutai-je en jetant un regard en dehors par la fenêtre de la cuisine, car voici notre homme qui arrive par le jardin.

Je courus vers la porte, au-devant de lui.

Je sentais que j'aurais payé bien cher pour le voir repartir à Édimbourg.

Il arrivait à grands pas, agitant un papier au-dessus de sa tête.

Je m'imaginai que c'était peut-être un billet d'Edie, et que dès lors il savait tout. Mais quand il fut plus près, je vis que c'était une grande feuille raide et jaune, qui craquait quand on l'agitait, et qu'il avait les yeux pétillants de joie.

– Hourra ! Jock, cria-t-il. Où est Edie ? Où est Edie ?

– Qu'est-ce qu'il y a, l'ami ? demandai-je.

– Où est Edie ?

– Qu'est-ce que vous avez-là ?

– C'est mon diplôme, Jock, je puis exercer quand je voudrai. Tout va bien ; je veux le montrer à Edie.

– Le mieux que vous puissiez faire, c'est de ne plus songer à Edie, répondis-je.

Jamais je n'ai vu la figure d'un homme s'altérer comme la sienne quand j'eus dit ces mots.

– Quoi ? Qu'est-ce que vous voulez dire, Jock Calder ? balbutia-t-il.

En parlant ainsi, il avait lâché le précieux diplôme, que le vent emporta par-dessus la haie, à travers la lande, jusqu'à une touffe d'ajoncs, où il s'arrêta en voltigeant, mais Jim n'y fit aucune attention.

Ses yeux étaient fixés sur moi, et dans leur profondeur, je voyais une lueur diabolique.

– Elle n'est pas digne de vous, dis-je.

Il m'empoigna par l'épaule.

– Qu'avez-vous fait ? dit-il à voix basse. Ce doit être quelque tour de votre façon. Où est-elle ?

– Elle est partie avec ce Français qui logeait ici.

J'avais longuement réfléchi sur la meilleure façon de lui faire passer la chose en douceur, mais j'ai toujours été fort maladroit dans mes discours, et je ne pus rien trouver de mieux que cela.

– Oh ! fit-il, en hochant la tête et me regardant.

Pourtant j'étais certain qu'il était hors d'état de me voir, de voir la ferme, de voir quoi que ce fût.

Il resta ainsi une ou deux minutes, les mains étroitement jointes, et toujours balançant la tête.

Puis il fit le geste d'avaler péniblement, et parla d'une voix singulière, sèche, rauque.

– Quand est-ce arrivé ?

– Ce matin.

– Ils étaient mariés ?

– Oui.

Il posa la main sur un des montants de la porte pour se raffermir.

– Un message pour moi ?

– Elle a dit que vous lui pardonneriez.

– Que Dieu damne mon âme si jamais je le fais. Où sont-ils allés ?

– Ils ont dû aller en France, à ce que je crois.

– Il se nommait de Lapp, ce me semble ?

– Son vrai nom c'est de Lissac, et il n'est rien moins que colonel dans la garde de Boney.

– Alors, selon toute probabilité, il est à Paris. C'est bien ! c'est bien !

– Tenez bon, criai-je.