Père, père, apportez le brandy.

Ses genoux avaient ployé un instant, mais il redevint lui-même avant que le vieillard fût accouru avec la bouteille.

– Remportez-là, dit Jim.

– Prenez une gorgée, monsieur Horscroft, s'écria mon père en insistant, cela vous remontera le cœur.

Jim saisit la bouteille et la lança par-dessus la haie du jardin.

– C'est excellent pour ceux qui tiennent à oublier, dit-il, mais moi je tiens à me souvenir.

– Que Dieu vous pardonne ce gaspillage coupable, s'écria mon père d'une voix forte.

– Et aussi d'avoir failli casser la tête à un officier de l'infanterie de Sa Majesté, dit le vieux major Elliott en se montrant au-dessus de la haie. Je me serais contenté d'une lampée après une promenade matinale, mais une bouteille qui vous frise l'oreille en sifflant ! Mais qu'est il donc arrivé que vous restez tous là aussi immobiles que des gens rangés autour d'une fosse, à un enterrement ?

Je lui expliquai en quelques mots nos chagrins, pendant que Jim, la figure d'une pâleur cendrée, les sourcils froncés très bas, restait adossé au montant de la porte.

Le major, quand j'eus fini, se montra aussi furieux que nous, car il avait de l'affection pour Jim et pour Edie.

– Peuh ! dit-il, je redoutais constamment quelque événement de ce genre depuis cette histoire de la Tour d'alarme. Cette conduite est bien d'un Français. Ils ne peuvent pas laisser les femmes tranquilles. Du moins, de Lissac l'a épousée, et c'est là une consolation. Mais il n'est guère temps, maintenant, de songer à nos petits tracas, car toute l'Europe est en révolution, et selon toute probabilité, nous voici avec vingt autres années de guerre sur les bras.

– Que voulez-vous dire ? demandai-je.

– Eh ! mon ami, Napoléon est débarqué de l'île d'Elbe. Ses troupes sont accourues autour de lui, et le roi Louis s'est sauvé à toutes jambes. La nouvelle en est arrivée à Berwick ce matin.

– Grands Dieux ! s'écria mon père. Alors, voici cette terrible besogne entièrement à recommencer ?

– Oui, nous nous étions figurés que l'Ombre n'était plus là, et elle y est encore. Wellington a reçu l'ordre de quitter Vienne pour se rendre dans les Pays-Bas, et l'on croit que l'Empereur fera une sortie d'abord dans cette direction. Eh ! c'est un mauvais vent, un vent qui ne présage rien de bon. Je viens justement de recevoir la nouvelle que je dois rejoindre le 71ème régiment comme premier major.

À ces mots je serrai la main à notre bon voisin, car je savais combien il était humilié de se voir traiter en invalide, qui n'avait plus de rôle à jouer en ce monde.

– Il faut que je rejoigne mon régiment le plus tôt possible, et nous serons là-bas, de l'autre côté de l'eau, dans un mois, peut-être même à Paris dans un autre mois.

– Alors, par le Seigneur ! major, s'écria Jim Horscroft, je pars avec vous. Je ne suis pas trop fier pour refuser de porter le fusil, si vous voulez me mettre en face de ce Français.

– Mon garçon, dit le major, je serai fier de vous avoir sous mes ordres. Quant à de Lissac, où sera l'Empereur, il sera aussi.

– Vous savez son nom ? dis-je. Qu'est-ce que vous pouvez nous apprendre de lui ?

– Il n'y a pas de meilleur officier dans l'armée française, et pourtant c'est beaucoup dire. Il parait qu'il serait devenu maréchal, mais qu'il a préféré, rester auprès de l'Empereur. Je l'ai rencontré deux jours avant l'affaire de la Corogne, lorsque je fus envoyé en parlementaire pour négocier au sujet de nos blessés. Il était alors avec Soult. Je l'ai reconnu en le voyant.

– Et je le reconnaîtrai aussi en le voyant, dit Horscroft avec ce dur et mauvais regard qu'il avait jadis.

Et à cet instant même, en cet endroit même, je me rendis soudainement compte combien mon existence serait piteuse et inutile pendant que notre ami l'invalide et le compagnon de mon enfance seraient au loin, exposés en première ligne aux fureurs de la tempête.

Ma résolution fut formée avec la promptitude de l'éclair.

– Je partirai aussi avec vous, major, m'écriai-je.

– Jock ! Jock ! dit mon père, en se tordant les mains.

Jim ne dit rien, mais il passa son bras autour de moi et me serra la taille.

Le major avait les yeux brillants, et brandissait sa canne en l'air.

– Ma parole ! dit-il, voici deux belles recrues que j'aurai derrière moi. Eh bien, il n'y a pas un moment à perdre. Il faut donc que vous vous teniez prêts tous les deux pour la diligence du soir.

Voilà ce que produisit une seule journée, et pourtant il peut arriver que des années s'écoulent sans amener un changement.

Songez donc aux événements qui s'étaient accomplis dans ces vingt-quatre heures ?

De Lissac parti ! Edie partie ! Napoléon évadé ! La guerre éclate. Jim Horscroft a tout perdu : lui et moi nous faisons nos préparatifs pour nous battre contre les Français.

Tout cela eut l'air d'un rêve, jusqu'au moment où je me dirigeai vers la diligence du soir et me retournai pour jeter un regard sur la maison grise et deux petites silhouettes noires.

C'était ma mère, qui enfouissait son visage dans les plis de son châle des Shetland, et mon père qui agitait son bâton de meneur de bétail pour m'encourager dans mon voyage.

Chapitre 11 LE RASSEMBLEMENT DES NATIONS

J'arrive maintenant à un point de mon histoire, dont le récit me coupe tout net la respiration, et me fait regretter d'avoir entrepris cette tâche de narrateur. Car quand j’écris, j'aime que cela aille lentement, en bon ordre, chaque chose à son tour, comme les moutons quand ils sortent d'un parc.

Cela pouvait être ainsi à West Inch. Mais maintenant que nous voilà lancés dans une existence plus vaste, comme menus brins de paille qui dérivent lentement dans quelque fossé paresseux jusqu'au moment où ils se trouvent pris à l'improviste dans le cours et les remous rapides d'un grand fleuve, alors il m’est bien difficile, avec mon simple langage, de suivre tout cela pas à pas. Mais vous pourrez trouver dans les livres d'histoire les causes et les raisons de tout.

Je laisserai donc tout cela de côté, pour vous parler de ce que j'ai vu de mes propres yeux, entendu de mes propres oreilles.

Le régiment auquel avait été nommé notre ami était le 71ème d'infanterie légère de Highlanders, qui portait l'habit rouge et les culottes de tartan à carreaux. Il avait son dépôt dans la ville de Glasgow.

Nous nous y rendîmes tous les trois par la diligence.

Le major était plein d'entrain et contait mille anecdotes sur le Duc, sur la Péninsule, pendant que Jim restait assis dans le coin, les lèvres pincées, les bras croisés, et je suis sûr qu'au fond du cœur, il tuait de Lissac trois fois par heure.

J'aurais pu le deviner au soudain éclat de ses yeux et à la contraction de sa main.

Quant à moi, je ne savais pas trop si je devais être content ou fâché, car le foyer, c'est le foyer, et l'on a beau avoir fait tout ce qu'on peut pour s'endurcir, c'est néanmoins chose pénible que de songer que vous avez la moitié de l'Écosse entre vous et votre mère.

Nous arrivions à Glasgow le lendemain.

Le major nous conduisit au dépôt, où un soldat qui avait trois chevrons sur le bras et un flot de rubans à son bonnet, montra tout ce qu'il avait de dents aux mâchoires, à la vue de Jim, et fit trois fois le tour de sa personne pour le considérer à son aise, comme s'il s'était agi du château de Carlisle.

Puis il s'approcha de moi, me donna des bourrades dans les côtes, tâta mes muscles, et fut presque aussi content de moi que de Jim.

– Voilà ce qu'il nous faut, major, voilà ce qu'il nous faut, répétait-il sans cesse. Avec un million de nos gaillards, nous pouvons tenir tête à ce que Boney a de mieux.

– Comment cela marche-t-il ? demanda le major.

– Ils font un effet piteux, à la vue, dit-il, mais à force de les lécher, ils prendront quelque forme. Les hommes d'élite ont été transportés en Amérique, et nous sommes encombrés de miliciens et de recrues.

– Ah ! dit le major, nous aurons en face de nous de vieux, de bons soldats. Vous deux, si vous avez besoin de quelque aide, venez me trouver.

Il nous fit un signe de tête et nous quitta.

Nous commençâmes à comprendre qu'un major, qui est votre officier, est un personnage fort différent d'un major qui se trouve être votre voisin de campagne.

Soit, mais à quoi bon vous ennuyer de toutes ces choses ?

J'userais une quantité de bonnes plumes d'oie rien qu'à vous raconter ce que nous fîmes, Jim et moi, au dépôt de Glasgow, comment nous arrivâmes à connaître nos officiers et nos camarades, et comment ils firent notre connaissance.

Bientôt arriva la nouvelle que les gens de Vienne, occupés jusqu'alors à découper l’Europe en tranches comme s'il s'agissait d'un gigot de mouton, étaient rentrés à tire d'aile dans leurs pays respectifs, que tout ce qui s'y trouvait, hommes et chevaux, était en marche vers la France.

Nous entendîmes parler aussi de grands rassemblements, de grandes revues de troupes, qui avaient lieu à Paris.

Puis on nous dit que Wellington était dans les Pays-Bas, et que ce serait à nous et aux Prussiens à subir le premier choc.

Le gouvernement embarquait des hommes et des hommes, aussi vite qu'il pouvait.

Tous les ports de la côte Est étaient bondés de canons, de chevaux, de munitions.

Le trois juin, nous reçûmes à notre tour notre ordre de mise en marche.

Le soir même, nous nous embarquâmes à Leith, et nous arrivâmes à Ostende le lendemain au soir.

C'était le premier pays étranger que je voyais.

Il en était d'ailleurs de même pour la plupart de mes camarades, car il y avait surtout des jeunes soldats dans les rangs.

Je crois revoir encore les eaux bleues, les lignes courbes des vagues du ressac, la longue plage jaune, et les bizarres moulins qui pivotent en battant des ailes, chose qu’on chercherait vainement d'un bout à l’autre de l’Écosse.

C'était une ville propre, bien tenue, mais la taille y était au-dessous de la moyenne, et on n'y trouvait à acheter ni ale ni galettes de farine d'avoine.

De là nous nous rendîmes dans un endroit nommé Bruges, puis de là à Gand où nous fûmes réunis avec le 52ème et le 95ème, deux régiments qui, avec le nôtre, formaient une brigade.

C'est une ville étonnante, Gand, pour les clochers et les constructions en pierre.

D'ailleurs, parmi toutes les villes que nous traversâmes, il n'en était guère qui n’eût une église plus belle qu'aucune de celles de Glasgow.

De là nous marchâmes sur Ath, petit village situé sur une rivière ou plutôt sur un filet d'eau qui se nomme le Dender.

Nous y fûmes logés surtout dans des tentes, car il faisait un beau temps ensoleillé, et toute la brigade fut occupée du matin au soir à faire l'exercice.

Nous étions commandés par la général Adams, nous avions pour colonel Reynell, mais ce qui nous donnait le plus de courage, c'était de songer que nous avions pour commandant en chef le Duc, dont le nom était comme une sonnerie de clairon.

Il était à Bruxelles avec le gros de l'armée, mais nous savions que nous le verrions bientôt s'il en était besoin.

Je n'avais jamais vu autant d'Anglais réunis, et je dois dire que j'éprouvais quelque dédain à leur égard, comme cela se voit toujours chez les gens qui habitent aux environs d'une frontière. Mais les deux régiments qui étaient avec nous étaient dans d'aussi bons rapports de camaraderie qu'on pouvait le souhaiter.

Le 52ème avait un effectif d'un millier d'hommes, et comptait beaucoup de vieux soldats de la Péninsule.

Le 95ème régiment se composait de carabiniers, et ils avaient un habit vert au lieu du rouge.

C'était chose étrange que de les voir charger, car ils entouraient la balle d'un chiffon graissé, et la faisaient entrer avec un maillet, mais aussi ils tiraient plus loin et plus juste que nous.

Toute cette partie de la Belgique était alors couverte de troupes anglaises, car la Garde y était aussi, aux environs d’Enghien, et il y avait des régiments de cavalerie, de notre côté, à quelque distance.

Comme vous le voyez, Wellington était obligé de déployer toutes ses forces, car Boney était derrière son rideau de forteresses, et naturellement nous n'avions aucun moyen de savoir par quel côté il déboucherait.

Toutefois on pouvait être certain qu'il arriverait par où on l'attendrait le moins.

D'un côté, il pouvait s'avancer entre nous et la mer, et nous couper ainsi de l'Angleterre ; d'un autre côté, il était libre de se glisser entre les Prussiens et nous. Mais le Duc était aussi malin que lui, car il avait autour de lui toute sa cavalerie et ses troupes légères déployées comme une vaste toile d'araignée, de telle sorte que dès qu'un Français aurait mis le pied par-dessus la frontière, le Duc était en mesure de concentrer toutes ses troupes à l'endroit convenable.

Pour moi, j'étais fort heureux à Ath, où les gens étaient pleins de bonté et de simplicité.

Un fermier nommé Bois, dans les champs duquel nous étions campés, fut un excellent ami pour la plupart de nous.

À nos moments perdus, nous lui bâtîmes une grange de bois, et plus d'une fois, moi et Job Seaton, mon serre-file, nous avons mis son linge à sécher sur des cordes : on eut dit que l'odeur du linge humide avait plus que tout autre chose le don de nous reporter tout droit à la pensée du foyer domestique.

Je me suis souvent demandé si ce brave homme et sa femme vivent encore.