C'est
lui, c'est Boney, celui qui monte le cheval gris. Oui, j'en
parierais un mois de solde.
J'écarquillai les yeux pour le voir, cet homme
qui avait étendu au-dessus de toute l'Europe cette grande ombre,
qui avait plongé les Nations dans les ténèbres pendant vingt-cinq
ans, cette ombre qui était même allée s'étendre jusqu'au-dessus de
notre ferme lointaine, et nous avait violemment arrachés, moi, Edie
et Jim, à l'existence que nos familles avaient menées avant
nous.
Autant que je pus en juger à cette distante,
c'était un homme trapu, aux épaules carrées.
Il tenait appliquée à ses yeux sa lorgnette,
en écartant fortement les coudes de chaque côté.
J'étais encore occupé à le regarder, quand
j'entendis à côté de moi un fort souffle de respiration.
C'était Jim, dont les yeux luisaient comme des
charbons ardents.
Il avançait la figure jusque sur mon
épaule.
– C'est lui, Jock, dit-il à voix basse.
– Oui, c'est Boney, répondis-je.
– Non, non, c'est lui ; c'est de Lapp, ou
de Lissac, à moins que ce démon n'ait encore quelque autre nom.
C'est lui.
Alors je le reconnus immédiatement.
C'était le cavalier dont le chapeau était orné
d'un grand plumet rouge.
Même à cette distance, j’aurais juré que
c'était lui, en voyant ses épaules tombantes, et sa façon de porter
la tête.
Je fermai les mains sur le bras de Jim, car je
voyais bien qu'il avait le sang en ébullition à la vue de cet
homme, et qu'il était capable de n'importe quelle folie.
Mais à ce moment il sembla que Bonaparte se
penchait et disait à de Lissac quelques mots.
Le groupe fit demi-tour et disparut pendant
que résonnait un coup de canon, et que d'une batterie placée sur la
crête partait un nuage de fumée blanche.
Au même instant, on sonna, dans notre village,
au rassemblement.
Nous courûmes à nos armes et on se forma.
Il y eut une série de coups de feu tirés tout
le long de la ligne, et nous crûmes que la bataille avait commencé,
mais en réalité cela venait de ce que nos canonniers nettoyaient
leurs pièces.
Il était en effet à craindre que les amorces
n'aient été mouillées par l'humidité de la nuit.
De l'endroit où nous étions, nous avions sous
les yeux un spectacle qui méritait qu'on passât la mer pour le
voir.
Sur notre crête s'étendaient les carrés,
alternativement rouges et bleus, qui allaient jusqu'à un village,
situé à plus de deux miles de nous.
On se disait néanmoins tout bas, de rang en
rang, qu'il y avait trop de bleu et pas assez de rouge, car les
Belges avaient montré la veille qu'ils n'avaient pas le cœur assez
ferme pour la besogne, et nous avions vingt mille de des hommes-là
comme camarades.
En outre, nos troupes anglaises elles mêmes
étaient composées de miliciens et de recrues, car l'élite de nos
vieux régiments de la Péninsule étaient encore sur des transports,
en train de passer l'Océan, au retour de quelque stupide querelle
avec nos parents d'Amérique.
Nous avions toutefois, avec nous, les peaux
d'ours de la Garde, formant deux fortes brigades, les bonnets des
Highlanders, les bleus de la Légion allemande, les lignes rouges de
la brigade Pack, de la brigade de Kempt, le petit pointillé vert
des carabiniers, disposés à l'avant.
Nous savions que, quoiqu'il arrivât, c'étaient
des gens à tenir bon partout où on les placerait, et qu'ils avaient
à leur tête un homme capable de les placer dans les postes où ils
pourraient tenir bon.
Du côté des Français, nous n'apercevions guère
que le clignotement de leurs feux de bivouac, et quelques cavaliers
dispersés sur les courbes de la crête. Mais comme nous étions là à
attendre, tout à coup retentit la bruyante fanfare de leurs
musiques.
Leur armée entière monta et déborda,
par-dessus la faible hauteur qui les avait cachés ; les
brigades succédant aux brigades, les divisions aux divisions,
jusqu'à ce qu'enfin toute la pente, jusqu'en bas, eût pris la
couleur bleue de leurs uniformes, et scintilla de l'éclat de leurs
armes.
On eût dit qu'ils n'en finiraient pas, car il
en venait, il en venait, sans interruption, pendant que nos hommes,
appuyés sur leurs fusils, fumant leur pipe, regardaient là-bas ce
vaste rassemblement, et écoutaient ce que savaient les vieux
soldats qui avaient déjà combattu contre les Français.
Puis, lorsque l'infanterie se fut formée en
masses longues et profondes, leurs canons arrivèrent en bondissant
et tournant le long de la pente.
Rien de plus joli à voir que la prestesse avec
laquelle ils les mirent en batterie, tout prêts à entrer en
action.
Ensuite, à un trot imposant, se présenta la
cavalerie, trente régiments au moins, avec la cuirasse, le plumet
au casque, armés du sabre étincelant ou de la lance à pennon.
Ils se formèrent sur les flancs et en arrière
en longues lignes mobiles et brillantes.
– Voilà nos gaillards, s'écria notre vieux
sergent. Ce sont des goinfres à la bataille. Oh pour cela !
oui. Et vous voyez ces régiments au milieu, ceux qui ont de grands
shakos, un peu en arrière de la ferme. C'est la Garde. Ils sont
vingt mille, mes enfants, tous des hommes d'élite, des diables à
tête grise, qui n'ont fait autre chose que de se battre depuis le
temps où ils n'étaient pas plus haut que mes guêtres. Ils sont
trois contre deux, ils ont deux canons contre un, et par
Dieu ! vous autres recrues, ils vous feront désirer d'être
revenus à Argyle street, avant d'en avoir fini avec vous.
Il n'était guère encourageant, notre sergent,
mais il faut dire qu'il avait été à toutes les batailles depuis la
Corogne, et qu'il avait sur la poitrine une médaille avec sept
barrettes, de sorte qu'il avait le droit de parler comme il lui
plaisait.
Quand les français se furent rangés
entièrement, un peu hors de la portée des canons, nous vîmes un
petit groupe de cavaliers tout chamarrés d'argent, d'écarlate et
d'or, circuler rapidement entre les divisions, et sur leur passage
éclatèrent, des deux côtés, des cris d'enthousiasme, et nous pûmes
voir des bras s'allonger, des mains s'agiter vers eux.
Un instant après, le bruit cassa.
Les deux armées restèrent face à face dans un
silence absolu, terrible.
C'est un spectacle qui revient souvent dans
mes rêves.
Puis, tout à coup, il se produisit un
mouvement désordonné parmi les hommes qui se trouvaient juste
devant nous.
Une mince colonne se détacha de la grosse
masse bleue, et s'avança d'un pas vif vers la ferme située en bas
de notre position.
Elle n'avait pas fait cinquante pas qu'un coup
de canon partit d'une batterie anglaise à notre gauche.
La batailla de Waterloo venait de
commencer.
Il ne m'appartient pas de chercher à vous
raconter l'histoire de cette bataille, et d'ailleurs je n'aurais
pas demandé mieux que de me tenir en dehors d'un pareil événement,
s'il n'était pas arrivé que notre destin, celui de trois modestes
êtres qui étaient venus là de la frontière, avait été de nous y
mêler au même point que s'il s'était agi de n'importe lequel de
tous les rois ou empereurs.
À dire honnêtement la vérité, j'en ai appris
sur cette bataille, plus par ce que j'ai lu que par ce que j'ai
vu.
En effet, qu'est-ce que je pouvais voir, avec
un camarade de chaque côté, et une grosse masse de fumée blanche au
bout de mon fusil.
Ce fut par les lèvres et par les conversations
d'autres personnes que j'appris comment la grosse cavalerie avait
fait des charges, comment elle avait enfoncé les fameux
cuirassiers, comment elle fut hachée en morceaux avant d'avoir pu
revenir.
C'est aussi par là que j'appris tout ce qui
concerne les attaques successives, la fuite des Belges, la fermeté
qu'avaient montrée Pack et Kempt.
Mais je puis, d'après ce que je sais par moi
même, parler de ce que nous vîmes nous mêmes par les intervalles de
la fumée et les moment d'accalmie de la fusillade, et c’est
précisément cela que je vous raconterai.
Nous étions à la gauche de la ligne, et en
réserve, car le duc craignait que Boney ne cherchât à nous tourner
de ce côté, pour nous prendre par derrière, de sorte que nos trois
régiments, ainsi qu'une autre brigade anglaise et les Hanovriens,
avaient été postés là pour être prêts à tout hasard.
Il y avait aussi deux brigades de cavalerie
légère, mais l'attaque des Français se faisait entièrement de
front, si bien que la journée était déjà assez avancée avant qu'on
eût réellement besoin de nous.
La batterie anglaise, qui avait tiré le
premier coup de canon, continuait à faire feu bien loin vers notre
gauche.
Une batterie allemande travaillait ferme à
notre droite.
Aussi étions-nous complètement enveloppés de
fumée, mais nous n'étions pas cachés au point de rester invisibles
pour une ligne d'artillerie française, postée en face de nous, car
une vingtaine de boulets traversèrent l'air avec un sifflement
aigu, et vinrent s'abattre juste au milieu de nous.
Comme j'entendis le bruit de l'un d'eux qui
passa près de mon oreille, je baissai la tête comme un homme qui va
plonger, mais notre sergent me donna une bourrade dans les côtes
avec le bout de sa hallebarde.
– Ne vous montrez pas si poli que ça, dit-il.
Ce sera assez tôt pour le faire une fois pour toutes quand vous
serez touché.
Il y eut un de ces boulets qui réduisit en une
bouillie sanglante cinq hommes à la fois, et je vis ce boulet
immobile par terre.
On eût dit un ballon rouge de football.
Un autre traversa le cheval de l'adjudant avec
un bruit sourd comme celui d'une pierre lancée dans de la boue. Il
lui brisa les reins et le laissa là gisant, comme une groseille
éclatée.
Trois autres boulets tombèrent plus loin vers
la droite. Les mouvements désordonnés et les cris nous apprirent
qu'ils avaient porté.
– Ah ! James, vous avez perdu une bonne
monture, dit le major Reed, qui se trouvait juste devant moi, en
regardant l'adjudant dont les bottes et les culottes ruisselaient
de sang.
– Je l'avais payé cinquante belles livres à
Glasgow, dit l'autre. N'êtes-vous pas d'avis, major, que les hommes
feraient mieux de se tenir couchés, maintenant que les canons ont
précisé leur tir sur nous ?
– Pfut ! dit l'autre, ils sont jaunes,
James. Cela leur fera du bien.
– Ils en apprendront assez, avant que la
journée soit finie, répondit l'adjudant.
Mais à ce moment, le colonel Reynell vit que
les carabiniers et le 52ème étaient couchés à droite et
à gauche de nous, de sorte qu'il nous commanda de nous étendre
aussi à terre. Nous fûmes rudement contents, lorsque nous pûmes
entendre les projectiles passer, en hurlant comme des chiens
affamés, par-dessus notre dos à quelques pieds de hauteur.
Même alors un bruit sourd, un éclaboussement
presque à chaque minute, puis un cri de douleur, un trépignement de
bottes sur le sol, nous apprenaient que nous subissions de grosses
pertes.
Il tombait une pluie fine.
L'air humide maintenait la fumée près de
terre : aussi nous ne pouvions voir que par intervalles ce qui
se passait juste devant nous, bien que le grondement des canons
nous montra que la bataille était engagée sur toute la ligne.
Quatre cents pièces tournaient alors ensemble,
et faisaient assez de bruit pour nous briser le tympan.
En effet, il n'y eut pas un de nous à qui il
ne resta un sifflement dans la tête pendant bien des jours qui
suivirent.
Juste en face de nous, sur la pente de la
hauteur, il y avait un canon français et nous distinguions
parfaitement les servants de cette pièce.
C'était de petits hommes agiles, avec des
culottes très collantes, de grands chapeaux, avec de grands plumets
raides et droits, mais ils travaillaient comme des tondeurs de
moutons, ne faisant que bourrer, passer l'écouvillon, et tirer.
Ils étaient quatorze quand je les vis pour la
première fois.
La dernière, ils n'étaient plus que quatre,
mais ils travaillaient plus activement que jamais.
La ferme qu'on appelle Hougoumont était en
bas, en face de nous.
Pendant toute la matinée, nous pûmes voir
qu'il s'y livrait une lutte terrible, car les murs, les fenêtres,
les haies du verger n'étaient que flammes et fumée et il en sortait
des cris et des hurlements tels que je n'avais jamais rien entendu
de pareil jusqu'alors.
Elle était à moitié brûlée, tout éventrée par
les boulets.
Dix mille hommes martelaient ses portes, mais
quatre cents soldats de la garde s'y maintinrent pendant la
matinée, deux cents pendant la soirée, et pas un Français n'en
dépassa le seuil.
Mais comme ils se battaient, ces
Français !
Ils ne faisaient pas plus de cas de leur vie
que de la boue dans laquelle ils marchaient.
Un d'eux – je crois le voir encore – un homme
au teint hâlé, assez repus, et qui marchait avec une canne,
s'avança en boitant, tout seul, pendant une accalmie de la
fusillade, vers la porte latérale de Hougoumont, où il se mit à
frapper, en criant à ses hommes de les suivre.
Il resta là cinq minutes, allant et venant
devant les canons de fusil qui l'épargnaient, jusqu'à ce qu'enfin
un tirailleur de Brunswick, posté dans le verger, lui cassa la tête
d'un coup de feu.
Et il y en eut bien d'autres comme lui, car
pendant toute la journée, quand ils n'arrivaient pas en masses, ils
venaient par deux, par trois, l'air aussi résolu que s'ils avaient
toute l'armée sur leurs talons.
Nous restâmes ainsi tout le matin, à
contempler la bataille qui se livrait là-bas à Hougoumont ;
mais bientôt le Duc reconnut qu'il n'avait rien à craindre sur sa
droite, et il se mit à nous employer d'une autre manière.
Les français avaient poussé leurs tirailleurs
jusqu'au delà de la ferme.
Ils étaient couchés dans le blé encore vert en
face de nous.
De là, ils visaient les canonniers, si bien
que sur notre gauche trois pièces sur six étaient muettes, avec
leurs servants épars sur le sol autour d'elles.
Mais le Duc avait l'œil à tout.
À ce moment, il arriva au galop.
C'était un homme maigre, brun, tout en nerfs,
avec un regard très vif, un nez crochu, et une grande cocarde à son
chapeau.
Il avait derrière lui une douzaine
d'officiers, aussi fringants que s'ils participaient à une chasse
au renard, mais de cette douzaine il n'en restait pas un seul le
soir.
– Chaude affaire, Adams ! dit-il en
passant.
– Très chaude, votre Grâce, dit notre
général.
– Mais nous pouvons les arrêter, je crois.
Tut ! Tut ! nous ne saurions permettre à des tirailleurs
de réduire une batterie au silence. Allez me débusquer ces gens-là,
Adams.
Alors j'éprouvai pour la première fois ce
frisson diabolique qui vous court dans le corps, quand on vous
donne votre rôle à remplir dans le combat.
Jusqu'à présent, nous n'avions pas fait autre
chose que de rester couchés et d'être tués, ce qui est la chose la
plus maussade du monde.
À présent notre tour était venu, et sur ma
parole, nous étions prêts.
Nous nous levâmes, toute la brigade, en
formant une ligne de quatre hommes d'épaisseur.
Alors ils se sauvèrent comme des
vanneaux, en baissant la tête, arrondissant le dos, et traînant
leurs fusils par terre.
La moitié d'entre eux échappèrent, mais nous
nous emparâmes des autres, et tout d'abord de leur officier, car
c'était un très gros homme, qui ne pouvait courir bien vite.
Je reçus comme un coup en voyant Rob Stewart,
qui était à ma droite, planter sa baïonnette en plein dans le large
dos de cet homme, que j'entendis jeter un hurlement de damné.
On ne fit aucun quartier dans ce champ ;
on s'escrima contre eux de la pointe ou de la crosse.
Les hommes avaient maintenant le sang en feu,
et cela n'avait rien d'étonnant, car pendant toute la matinée, ces
guêpes n'avaient cessé de nous piquer, tout en restant presque
invisibles pour nous.
Et alors, après avoir franchi l'autre bord du
champ de blé, comme nous étions sortis de la zone de fumée, nous
vîmes devant nous l'armée française tout entière, dont nous
n'étions séparés que par deux prés et un petit sentier.
Nous jetâmes un grand cri en les voyant, et
nous nous serions lancés à l'attaque, si l'on nous avait laissés
faire, car les jeunes soldats ne se figurent pas que cela puisse
mal tourner poux eux jusqu'au moment où ils sont complètement
engagés.
Mais le Duc était venu au trot tout près de
nous pendant que nous avancions.
Les officiers passaient à cheval devant nous
en agitant leurs épées pour nous arrêter.
Des sonneries de clairons se firent
entendre.
Il y eut des poussées, des manœuvres, les
sergents jurant et nous bourrant de coups de hallebarde.
En moins de temps qu'il ne m'en faut pour
l'écrire, la brigade était disposée en trois petits carrés bien
dessinés, tout hérissés de baïonnettes, et disposés en échelon,
comme on dit, ce qui permettait à chacun d’eux de tirer en travers
de l'une des faces de l'autre.
Ce fut là notre salut, comme je pus le voir,
tout jeune soldat que j'étais, et il n'était même que temps.
Il y avait sur notre flanc droit une colline
basse et onduleuse.
De derrière cette colline montait un bruit
auquel rien au monde ne ressemble autant que celui des vagues sur
la côte de Berwick quand le vent vient de l'est.
La terre était tout ébranlée de ce grondement
sourd : l'air en était plein.
– Ferme, soixante-onzième, au nom de Dieu,
tenez ferme ! cria derrière nous la voix de notre colonel,
mais nous n'avions devant nous que la pente douce et verte de la
colline, toute piquetée de marguerites et de pissenlits.
Puis tout à coup par-dessus la cime nous vîmes
surgir huit cents casques de cuivre, cela subitement.
Chacun de ces casques faisait flotter une
longue crinière, et sous ses casques apparurent huit cents figures
farouches, hâlées, qui s'avançaient, se penchaient jusque sur les
oreilles d'un même nombre de chevaux.
Pendant un instant, on vit briller des
cuirasses, brandir des sabres, des crinières s'agiter, des naseaux
rouges s'ouvrir, se fermer avec fureur. Des sabots battirent l'air
devant nous.
Alors la ligne des fusils s'abaissa. Nos
balles se heurtèrent contre leurs cuirasses avec le crépitement de
la grêle contre une fenêtre.
Je fis feu comme les autres et me hâtai de
recharger, en regardant devant moi, à travers la fumée, où je vis
un objet long et mince qui allait flottant lentement en avant et en
arrière.
Un coup de clairon nous avertit de cesser le
feu.
Une bouffée de vent emporta le voile qui
s'étendait devant nous et alors nous pûmes voir ce qui s'était
passé.
Je m'étais attendu à voir la moitié de ce
régiment de cavalerie couché à terre, mais soit que leurs cuirasses
les eussent protégés, soit que par suite de notre jeunesse et de
l'agitation que nous avait causée leur approche, nous eussions tiré
haut, notre feu ne leur avait pas causé grand dommage.
Environ trente chevaux gisaient par terre,
trois ensemble à moins de dix yards de moi, celui du milieu était
complètement sur le dos, les quatre pattes en l'air, et c'était
l'une de ces pattes que j'avais vue s'agiter à travers la
fumée.
Il y avait huit ou dix morts et autant de
blessés, qui restaient assis sur l'herbe, la plupart tout étourdis,
mais l'un d'eux criant à tue-tête :
– Vive l'Empereur !
Un autre, qui avait reçu une balle dans la
cuisse, un grand diable à moustache noire, était assis le dos
contre le cadavre de son cheval.
Ramassant sa carabine, il fit feu avec autant
de sang-froid que s'il avait concouru pour le tir à la cible, et il
atteignit en plein front Angus Myres qui n'était séparé de moi que
par deux hommes.
Il allongeait la main pour prendre une autre
carabine qui se trouvait tout près, mais avant qu'il eût le temps
de la saisir, le gros Hodgson, qui formait le pivot de la compagnie
de Grenadiers, accourut et lui planta sa baïonnette dans la gorge.
Grand dommage, car c’était un fort bel homme !
Tout d'abord je m'imaginai que les cuirassiers
s'étaient enfuis à la faveur de la fumée, mais ils n’étaient pas
gens à le faire aussi facilement.
Leurs chevaux avaient dévié sous notre
feu.
Ils avaient continué leur course au delà de
notre carré et reçu le feu des deux carrés placés plus loin.
Alors ils franchirent une haie, rencontrèrent
un régiment de Hanovriens formé en ligne et les traitèrent comme
ils nous auraient traités si nous n'avions pas été aussi
prompts.
Ils le taillèrent en pièces en un instant.
C'était terrible de voir les gros Allemands
courir en criant pendant que les cuirassiers, se dressant sur leurs
éperons pour donner plus d'élan à leurs sabres longs et lourds, les
abattaient d'estoc et de taille sans merci.
Je ne crois pas qu'il soit resté cent hommes
en vie de ce régiment.
Les Français revinrent, passant devant nous,
criant et brandissant leurs armes qui étaient rouges jusqu'à la
garde.
Ils agissaient ainsi pour nous faire tirer,
mais notre colonel était un vieux soldat.
À cette distance nous ne pouvions leur faire
beaucoup de mal, et ils auraient fondu sur nous avant que nous
eussions rechargé.
Trois cavaliers passèrent encore un peu
derrière la crête à notre droite.
Nous savions fort bien, que si nous ouvrions
notre carré, ils seraient sur nous en un clin d'œil.
D’autre part, il était bien dur d'attendre là
ou nous étions, car ils avaient donné le mot à une batterie de
douze canons, qui se forma à mi-côte, à quelque centaines de yards
mais nous ne pouvions l'apercevoir.
Elle nous envoyait par-dessus la crête des
boulets qui arrivaient juste au milieu de nous ; c'est ce
qu'on appelle un tir plongeant, et un de leurs artilleurs courut au
haut de la pente pour planter, dans la terre humide, un épieu qui
devait leur servir de guide. Il le fit sous les fusils mêmes de
toute la brigade.
Aucun de nous ne tira sur lui, car chacun
comptait pour cela sur son voisin.
L'enseigne Samson, le plus jeune des
sous-officiers du régiment sortit du carré en courant, et alla
arracher l'épieu, mais aussi prompt qu'un brochet à la poursuite
d'uns truite, un lancier apparut sur la crête, et lui porta un coup
si violent par derrière, que non seulement la pointe, mais encore
le pennon de sa lance sortirent par devant, entre le second et le
troisième bouton de la tunique du petit.
– Hélène ! Hélène ! cria-t-il avant
de tomber mort la face en avant, pendant que le lancier, criblé de
balles, s'abattait près de lui, sans lâcher son arme, de sorte
qu'ils gisaient ensemble, joints par ce terrible trait d'union.
Mais quand la batterie eut ouvert son feu,
nous n'eûmes guère le temps de songer à autre chose.
Un carré est un excellent moyen de recevoir la
cavalerie, mais il n'en est point de pire quand il s'agit de
recevoir des boulets comme nous nous en aperçûmes, quand ils
commencèrent à tailler des coupures rouges à travers nos rangs, au
point que nos oreilles étaient lasses d'entendre le bruit sourd
d'éclaboussement, que faisait la masse de fer en heurtant de la
chair et du sang.
Au bout de dix minutes de cette manœuvre,
notre carré se déplaça d'une centaine de pas vers la droite, mais
nous laissions derrière nous un autre carré, car cent vingt hommes
et sept officiers marquaient la place que nous avions occupée.
Mais les canons nous retrouvèrent.
On essaya de la formation en ligne, mais
aussitôt la cavalerie – c'étaient cette fois des lanciers – fondit
sur nous par-dessus la hauteur.
Je dois vous dire que nous fûmes contents
d'entendre le bruit des sabots de chevaux, car nous savions que
l'artillerie suspendait son feu un instant, et nous laisserait une
chance de rendre coup pour coup.
Et c'est ce que nous fîmes fort bien, car avec
notre sang-froid, nous avions pris de la malice et de la
cruauté.
Pour mon compte, il me semblait que je me
souciais aussi peu des cavaliers que s'il se fut agi d'autant de
moutons de Corriemuir.
Il arrive un moment où l'on cesse de songer à
sa peau, et il vous semble que vous cherchez seulement quelqu'un à
qui faire payer tout ce que vous avez souffert.
Cette fois nous prîmes notre revanche sur les
lanciers, car ils n'avaient pas de cuirasses pour les protéger, et
d'une seule salve, nous en jetâmes à bas soixante-dix.
Peut-être que si nous avions vu soixante dix
mères pleurant sur les corps de leurs garçons, nous n'aurions pas
été aussi contents, mais les hommes, quand ils livrent bataille, ne
sont plus que des bêtes ; et ils ont juste autant de raison
que deux taurillons quand ils ont réussi à se prendre par la
gorge.
À ce moment, le colonel eut une idée
excellente.
Après avoir calculé qu'après cette charge, la
cavalerie serait éloignée pendant cinq minutes, il nous reforma en
ligne et nous fit reculer jusqu'à un creux plus profond, où nous
devions être à l'abri de l'artillerie, avant qu'elle pût
recommencer son tir.
Cela nous donna le temps de respirer, et nous
en avions grand besoin, car le régiment fondait comme un glaçon au
soleil. Mais si mauvais que cela fût pour nous, ce fut bien pire
pour d'autres.
Tous les Hollando-Belges s'étaient sauvés à
toutes jambes à ce moment-là, au nombre de quinze mille, et il en
résultait de grands vides dans notre ligne, à travers lesquels la
cavalerie française allait et venait comme elle voulait.
Puis, les canons français avaient été bien
supérieurs aux nôtres par le tir et le nombre ; notre grosse
cavalerie avait été hachée même, si bien que les affaires ne
prenaient pas une tournure fort gaie pour nous.
D’autre part, Hougoumont, qui n'était plus
qu'une ruine trempée de sang, était resté entre nos mains. Tous les
régiments anglais tenaient bon.
Pourtant, à dire la vérité vraie, comme on
doit le faire quand on est un homme, il y avait parmi les habits
bleus qui partirent vers l'arrière, une pincée d'habits rouges.
Mais c'étaient de tous jeunes gens, ceux-là, des traînards, des
cœurs lâches comme il s'en trouve partout.
Je le répète, pas un régiment ne fléchit.
Ce que nous pouvions distinguer de la bataille
était fort peu de chose, mais il eût fallu être aveugle pour ne
point voir que, derrière nous, la campagne était couverte de
fuyards.
Cependant alors, bien que nous autres, de
l'aile droite, nous n'en sussions rien, les Prussiens avaient
commencé leur mouvement.
Napoléon avait détaché vingt mille hommes pour
les arrêter, et c'était une compensation pour ceux d'entre nous qui
s'étaient sauvés.
Les forces en présence étaient à peu près les
mêmes qu'au début.
Tout cela, pourtant, était fort obscur pour
nous.
À un certain moment, la cavalerie française
avait débordé en tel nombre entre nous et le reste de l'armée, que
nous crûmes quelque temps être la seule brigade restée debout.
Alors, serrant les dents, nous prîmes la
résolution de vendre notre vie le plus cher possible.
Il était entre quatre et cinq heures de
l'après-midi, et nous n'avions rien à manger, pour la plupart,
depuis la veille au soir.
Par-dessus le marché, nous étions trempés par
la pluie. Elle nous avait arrosés pendant tout le jour, mais
pendant les dernières heures, nous n'avions pas eu un moment pour
songer au temps ou à notre faim.
Alors nous nous mîmes à regarder autour de
nous et à raccourcir nos ceinturons, à nous demander qui avait été
atteint, qui avait été épargné.
Je fus content de revoir Jim, la figure toute
noire de poudre, debout à ma droite et appuyé sur son fusil.
Il vit que je le regardais et me demanda, en
criant, si j'étais blessé.
– Tout va bien, Jim, répondis-je.
– Je crains bien d'être venu ici chasser un
gibier imaginaire, dit-il, d'un air sombre. Mais ce n'est pas
encore fini, par Dieu ! j’aurai sa peau, ou il aura la
mienne.
Il avait si longtemps couvé son tourment, le
pauvre Jim, que je crois vraiment que cela lui avait tourné la
tête.
En effet, il avait dans les yeux, en parlant,
une expression qui n'avait presque rien d’humain.
Il avait toujours été de ceux qui prennent à
cœur, même de petites choses, et depuis qu'Edie l'avait abandonné,
je crois qu'il n'avait jamais été maître de lui-même.
Ce fut à ce moment de la bataille que nous
assistâmes à deux combats singuliers, chose assez commune, à ce
qu'on me dit, dans les batailles d'autrefois, avant que les hommes
fussent exercés a se battre par masses.
Comme nous étions couchés dans le fossé, deux
cavaliers arrivèrent à fond de train, sur la crête, en face de
nous.
Le premier était un dragon anglais. Il avait
la figure presque dans la crinière de son cheval.
Derrière lui, arrivait à grand bruit, sur une
grosse jument noire, un cuirassier français, vieux gaillard à la
tête grise.
Les nôtres se mirent à les huer au passage,
car il leur paraissait honteux qu'un Anglais courût ainsi, mais au
moment où ils passèrent devant nous, on vit de quoi il
s'agissait.
Le dragon avait laissé choir son arme, il
était désarmé, et l'autre le serrait d'aussi près pour l’empêcher
d'en trouver une autre.
À la fin, piqué sans doute par nos huées,
l’Anglais prit son parti d'affronter le combat.
Ses yeux tombèrent sur une lance qui se
trouvait près du cadavre d'un Français.
Il fit obliquer un peu son cheval, pour
laisser passer l'autre, et alors, sautant à bas avec adresse, il
s'en saisit.
Mais l'autre était un vieux routier, et il
fondit sur lui comme un boulet.
Le dragon para le coup avec sa lance, mais
l'autre la détourna et lui planta son sabre à travers
l'omoplate.
Cela se passa en un instant.
Puis le Français mit son cheval au trot, en
nous jetant un ricanement par-dessus son épaule, comme un chien
hargneux.
La première partie était gagnée pour eux, mais
nous eûmes bientôt à marquer un point.
L'ennemi avait poussé en avant une ligne de
tirailleurs, qui dirigeaient leur feu sur nos batteries de droite,
plutôt que sur nous, mais nous envoyâmes deux compagnies du
95ème, pour les tenir en échec.
Cela produisait un effet singulier, ces bruits
secs et aigres, car des deux côtés on se servait de la
carabine.
Parmi les tirailleurs français se tenait
debout un officier, un homme de haute taille, maigre, avec un
manteau sur ses épaules.
Quand les nôtres arrivèrent, il s'avança
jusqu’à mi-chemin entre les deux troupes et s'arrêta bien droit,
dans l'attitude d'un escrimeur, la tête rejetée en arrière.
Je le vois encore aujourd'hui, les paupières
abaissées, une sorte de sourire narquois sur la physionomie.
À cette vue, le sous-officier des carabiniers,
un grand beau jeune homme, courut en avant, fonçant sur lui avec ce
singulier sabre courbé que portent les carabiniers.
Ils se heurtèrent comme deux béliers, car ils
couraient à la rencontre l'un de l'autre.
Ils tombèrent par l'effet de ce choc, mais le
Français était dessous.
Notre homme brisa son arme près de la poignée,
et reçut l’arme de l'autre à travers le bras gauche, mais il fut le
plus fort, et trouva le moyen d'ôter la vie à son ennemi avec le
tronçon ébréché de son arme.
Je croyais bien que les tirailleurs français
allaient l’abattre, mais pas une détente ne partit, et il revint à
sa compagnie avec une lame de sabre dans un bras, et une moitié de
sabre à la main.
Chapitre 13
LA FIN DE LA TEMPÊTE
Parmi tant de choses qui paraissant étranges
dans une bataille, maintenant que j'y songe, il n'en est pas de
plus singulière que la façon dont elle agit sur mes camarades.
Pour quelques-uns, on eût dit qu'ils se
livraient à leur repas journalier, sans qu'ils eussent fait de
question, remarqué de changement.
D'autres marmottèrent des prières depuis le
premier coup de canon jusqu'à la fin ; d'autres sacraient,
lâchaient des jurons à vous faire dresser les cheveux sur la
tête.
Il y en avait un, l'homme à ma gauche, Mike
Threadingham, qui ne cessa de me parler de sa tante Sarah, une
vieille fille, qui avait légué une maison pour les enfants des
marins noyés, tout l'argent qu'elle lui avait promis.
Il me dit cette histoire et la recommença.
Puis, la bataille finie, il jura ses grands
dieux qu'il n'avait pas ouvert la bouche de tout le jour.
Quant à moi, je ne saurais dire si je parlai
ou non, mais je sais que j'avais l'intelligence et la mémoire plus
claires que je ne les ai jamais eues, que je pensai tout le temps
aux vieux parents laissés à la maison, à la cousine Edie, à ses
yeux fripons et mobiles, à de Lissac et ses moustaches de chat, à
toutes les aventures de West Inch, qui avaient fini par nous
conduire dans les plaines de Belgique, servir de cible à deux cent
cinquante canons.
Pendant tout ce temps, le grondement de ces
canons avait été terrible à entendre, mais ils se turent
soudain.
Ce n'était cependant que le calme momentané au
cours d'une tempête.
Alors, on devine que presque immédiatement, il
va être suivi d'un pire déchaînement de l’orage.
Il y avait encore un bruit très fort vers
l'aile la plus éloignée, où les Prussiens se frayaient passage en
avant, mais c'était à deux milles de là.
Les autres batteries, tant françaises
qu'anglaises, se turent.
La fumée s'éclaircit de façon que les deux
armées purent[2] se voir un peu.
Notre crête offrait un spectacle terrible. On
eût dit qu'il restait à peine quelques parcelles de rouge et des
lignes vertes à l'endroit où avait été la légion allemande, tandis
que les masses françaises semblaient aussi denses qu'avant.
Nous savions pourtant qu'ils avaient dû perdre
plusieurs milliers d’hommes dans ces attaques.
Nous entendîmes de grands cris de joie partir
de leur coté ; puis, tout à coup, leurs batteries rouvrirent
le feu avec un vacarme tel que celui qui venait de finir n'était
rien en comparaison.
Il devait être deux fois aussi fort, car
chaque batterie était deux fois plus rapprochée.
Elles avaient été déplacées de façon à tirer
presque à bout portant, d'énormes masses de cavalerie, disposées
dans leurs intervalles, pour les défendre contre toute attaque.
Quand ce tapage infernal arriva à nos
oreilles, il n'y eût pas un homme, jusqu'au petit tambour, qui ne
comprît ce que cela signifiait.
C'était le dernier et suprême effort que
faisait Napoléon pour nous écraser.
Il ne restait plus que deux heures de jour, et
si nous pouvions tenir ce temps-là, tout irait bien.
Épuisés par la faim, la fatigue, accablés,
nous faisions des prières pour obtenir la force de charger nos
armes, de sabrer, de tirer, tant qu'un de nous resterait
debout.
Maintenant, la canonnade ne pouvait plus nous
faire grand mal, car nous étions couchés à plat ventre, et nous
pouvions en un instant nous dresser en une masse hérissée de
baïonnettes, si la cavalerie fondait de nouveau sur nous.
Mais, derrière le tonnerre des canons,
s'entendait un bruit plus clair, plus aigre, un bruit de
froissement, de frottement, le plus farouche, le plus saccadé, le
plus entraînant des bruits.
– C'est le pas de charge, cria un
officier. Cette fois ils veulent en finir.
Et, comme il parlait encore, nous vîmes une
chose étrange.
Un Français, portant l'uniforme d'officier de
hussards, s'avança au galop vers nous sur un petit cheval bai.
Il criait à tue-tête : « Vive le
Roi ! Vive le Roi ! » Autant dire que c'était un
déserteur, puisque nous étions du côté du Roi, et qu'eux
soutenaient l'Empereur.
En passant près de nous, il nous cria en
anglais :
– La Garde arrive ! la Garde
arrive !
Puis il disparut vers l'arrière, comme une
feuille emportée par l'orage.
Au même moment, un aide de camp accourut, avec
la figure la plus rouge que j'aie jamais vu sur le corps d'un
homme.
– Il faut que vous les arrêtiez, ou bien nous
sommes battus, cria-t-il au général Adams si fort, que toute notre
compagnie put l'entendre.
– Comment cela marche-t-il ? demanda le
général.
– Deux petits escadrons, c'est tout ce qui
reste de six régiments de grosse cavalerie, dit-il.
Et il se mit à rire, de l'air d'un homme dont
les nerfs ont été trop tendus.
– Peut-être voudrez-vous vous joindre à notre
marche en avant ! Je vous en prie, regardez-vous comme un des
nôtres, dit le général en s'inclinant, et souriant, comme s'il lui
offrait une tasse de thé.
– Ce sera avec le plus grand plaisir ;
dit l’autre en ôtant son chapeau.
Un moment après, nos trois régiments se
resserrèrent. La brigade avança sur quatre lignes, franchit le
creux où nous étions restés couchés en formant les carrés, et alla
au-delà du point d'où nous avions vu l'armée française.
Il n'était pas possible de voir beaucoup de
choses à ce moment.
On ne distinguait guère que la flamme rouge,
jaillissant de la gueule des canons, à travers le nuage de fumée,
et les silhouettes noires se baissant, tirant, écouvillonnant,
chargeant, actives comme des diables, et toutes à leur œuvre
diabolique.
Mais à travers ce tapage et ce bourdonnement
montait, de plus en plus fort, le bruit de milliers de pieds en
marche, mêlé à de grandes clameurs.
Puis on entrevit, à travers le brouillard, une
vague mais large ligne noire, qui prît une teinte plus foncée, un
dessin plus net, si bien qu'enfin, nous vîmes que c'était une
colonne, sur cent hommes de front, qui se dirigeaient rapidement
sur nous ; coiffés de hauts bonnets à poil, avec un éclat de
plaques de cuivre au-dessus du front.
Et derrière ces cent hommes, il y en avait
cent autres, et ainsi de suite, cela se déroulait, se tordait,
sortait de la fumée des canons.
On eût dit un serpent monstrueux, et cette
immense colonne paraissait interminable.
En avant venaient, çà et là, des tirailleurs,
derrière ceux-ci, les tambours, tout cela s'avançait d'un pas
élastique, les officiers formant des groupes serrés sur les flancs,
l'épée à la main et criant des encouragements.
Il y avait aussi, en tête, une douzaine de
cavaliers, qui criaient tous ensemble, l'un d'eux portait son shako
au bout de son épée, qu'il tenait droite.
Je le dis encore, jamais mortels ne
combattirent aussi vaillamment que le firent les Français ce
jour-là.
C'était merveilleux de les voir, car à mesure
qu'ils s'avançaient, ils se trouvèrent en avant de leurs propres
canons, de sorte qu'ils n'eurent plus à compter sur cette aide,
quoiqu'ils allassent tout droit à deux batteries que nous avions
eues à nos côtés pendant tout le jour.
Chaque canon avait réglé son tir à un pied
près, et nous vîmes de longues lignes rouges se dessiner dans la
noire colonne, à mesure qu'elle progressait.
Les Français étaient si près de nous et si
serrés les uns contre les autres, que chaque coup en emportait des
dizaines ; mais ils se serraient davantage, et marchaient avec
un élan, un entrain qui étaient des plus beaux à voir.
Leur tête était tournée tout droit vers nous,
tandis que le 93ème débordait d'un côté, et le
52ème de l'autre côté.
Je croirai toujours que si nous étions restés
à l'attendre, la Garde nous aurait enfoncés, car comment arrêter
une telle colonne avec une ligne de quatre hommes
d’épaisseur ?
Mais à ce moment-là, Colburne, le colonel du
52ème, reploya son flanc gauche de manière à le placer
parallèlement à la colonne, ce qui contraignit les Français à
s'arrêter.
Leur ligne de front était à une quarantaine de
pas de nous, et nous pûmes les voir à notre aise.
Il m'a toujours paru plaisant de me rappeler
que je m'étais toujours figuré les Français comme des hommes de
petite taille.
Or, il n'y en avait pas un seul, dans cette
première compagnie, qui ne fût capable de me ramasser comme si
j'étais un gamin, et leurs hauts bonnets à poil les faisait
paraître plus grands encore.
C’étaient des gaillards endurcis, tannés,
nerveux, aux yeux farouches et bridés, aux moustaches hérissées,
ces vieux soldats qui n'avaient jamais passé une semaine sans se
battre, et pendant bien des années.
Et alors, comme je me tenais prêt, le doigt
sur la détente, attendant le commandement de feu, mon regard tomba
en plein sur l’officier monté qui portait son chapeau au bout de
son épée.
Je le reconnus : c'était Bonaventure de
Lissac.
Je le vis. Jim le vit aussi.
J'entendis un grand cri, et je vis Jim courir
comme un fou sur la colonne française.
Aussi prompte que la pensée, la brigade
entière suivit cette impulsion, les officiers comme les soldats, et
se jeta sur le front de la Garde, pendant que nos camarades
l'assaillaient par les flancs.
Nous avions attendu l'ordre, mais tout le
monde crut qu'il avait été donné : cependant, vous pouvez me
croire sur parole, ce fut en réalité Jim Horscroft qui mena cette
charge, faite par la brigade sur la vieille Garde.
Dieu sait ce qui se passa pendant ces cinq
premières minutes de rage.
Je me rappelle que je mis mon fusil sur un
uniforme bleu, que j'appuyai sur la détente, et que l'homme ne
tomba pas, parce qu’il était porté par la foule, mais je vis, sur
l’étoffe, une tache horrible, et un léger tourbillon de fumée,
comme si elle avait pris feu. Puis, je me trouvai rejeté contre
deux gros Français, et si serré entre eux, qu'il nous était
impossible de mouvoir une arme.
L'un d'eux, un gaillard à grand nez, me saisit
à la gorge, et je me sentis comme un poulet dans sa poigne.
– Rendez-vous, coquin, dit-il.
Mais, tout à coup, il se ploya en deux en
jetant un cri, car quelqu'un venait de lui plonger une baïonnette
dans le ventre.
On tira très peu de coups de feu après le
premier abordage. On n'entendait plus que le choc des crosses
contre les canons, les cris brefs des hommes atteints, et les
commandements des officiers.
Alors, tout à coup, les Français commencèrent
à céder le terrain, lentement, de mauvaise grâce, pas à pas, mais
enfin ils reculaient.
Ah ! il valait bien tout ce que nous
avions souffert jusque là, le frisson qui nous parcourut le corps
quand nous comprîmes qu'ils allaient plier.
J'avais devant moi un Français, un homme aux
traits tranchants, aux yeux noirs, qui chargeait, qui tirait, comme
s'il avait été à l'exercice.
Il visait avec soin, et regardait d'abord
autour de lui pour choisir et abattre un officier.
Je me rappelle qu'il me vint à l'esprit que ce
serait faire un bel exploit que de tuer un homme qui montrait un
tel sang-froid.
Je me précipitai vers lui et lui passai ma
baïonnette au travers du corps.
En recevant ce coup, il fit demi-tour et me
lâcha un coup de fusil en pleine figure.
La balle me fit, à travers la joue, une marque
qui me restera jusqu'à mon dernier jour.
Quand il tomba, je trébuchai par-dessus son
corps. Deux autres hommes tombèrent à leur tour sur moi, et je
faillis être étouffé sous cet entassement.
Lorsqu'enfin je me fus dégagé, après m'être
frotté les yeux, qui étaient pleins de poudre, je vis que la
colonne était définitivement rompue, qu'elle se disloquait en
groupes, les uns fuyant à toutes jambes, les autres continuant à
combattre, dos à dos, dans un vain effort pour arrêter la brigade,
qui balayait tout devant elle.
Il me semblait qu'un fer rouge était appliqué
sur ma figure, mais j'avais l'usage de mes membres.
Aussi, j'enjambai d'un bond un amas de
cadavres ou d'hommes mutilés, je courus après mon régiment, et
allai prendre ma place au flanc droit.
Le vieux major Elliott était là, boitant un
peu, car son cheval avait été tué, mais lui, il ne s'en trouvait
pas plus mal.
Il me vit venir et me fit un signe de tête,
mais on avait trop de besogne pour avoir le temps de causer.
La brigade avançait toujours, mais le général
passa à cheval devant moi, baissant la tête, et regardant les
positions anglaises :
– Il n'y a pas de terrain gagné, dit-il, mais
je ne recule pas.
– Le duc de Wellington a remporté une grande
victoire, proclama l'aide de camp d'une voix solennelle.
Et alors, cédant soudain à ses sentiments, il
ajouta :
– Si ce maudit animal voulait seulement se
lancer en avant.
Ce qui fit rire tous les hommes de la
compagnie de flanc.
Mais à ce moment-là, le premier venu pouvait
se rendre compte que l'armée française se disloquait.
Les colonnes et les escadrons, qui avaient
tenu bon si carrément pendant tout le jour, offraient maintenant
des vides sur les bords.
Au lieu d'avoir, en avant, une forte ligne de
tirailleurs, elles avaient, à l'arrière, un éparpillement de
traînards.
La Garde s'éclaircissait, devant nous, à
mesure que nous poussions en avant, et nous nous trouvâmes face à
face avec douze canons, mais, au bout d'un moment, ils furent à
nous, et je vis notre plus jeune sous-officier, après celui qui
avait été tué par le lancier, griffonner à la craie sur l'un d'eux,
en gros chiffres, le numéro 72, en vrai écolier qu'il était.
Ce fut alors que nous entendîmes, derrière
nous, un hourra d'encouragement, et que nous vîmes l'armée anglaise
tout entière déborder par-dessus la crête des hauteurs et se
répandre dans la vallée pour fondre sur ce qui restait de
l'ennemi.
Les canons arrivèrent aussi en bondissant, à
grand bruit, et notre cavalerie légère, le peu qui en restait,
rivalisa sur la droite avec notre brigade.
Après cela, il n'y avait plus de bataille.
L'on marcha en avant sans rencontrer de
résistance, et notre armée finit de se former en ligne sur le
terrain même que les Français occupaient le matin.
Leurs canons étaient à nous ; leur
infanterie réduite à une cohue qui s'éparpillait par tout le
pays ; leur brave cavalerie se montra seule capable de
conserver un peu d'ordre, et de quitter le champ de bataille sans
se rompre.
Enfin, au moment même où la nuit venait, nos
hommes, épuisés et affamés, purent remettre la besogne aux
Prussiens, et former les faisceaux sur le terrain qu'ils avaient
conquis.
Voilà tout ce que je vis et tout ce que je
puis dire sur la bataille de Waterloo.
J'ajouterai seulement que j'avalai, le soir,
une galette d'avoine de deux livres, pour mon souper, et une bonne
cruche de vin rouge.
Il me fallut donc percer un autre trou à mon
ceinturon, qui me serra alors comme un cercle autour d'un
baril.
Après cela, je me couchai dans la paille, où
se vautrait le reste de la compagnie.
Moins d'une minute après, je m'endormais d'un
sommeil de plomb.
Chapitre 14
LE RÈGLEMENT DE COMPTE DE LA MORT
Le jour pointait, et les premières lueurs
grises venaient de se montrer furtivement à travers les longues et
minces fentes des murs de notre grange, lorsqu'on me secoua
forcement par l'épaule.
Je me levai d'un bond.
Dans mon cerveau, hébété par le sommeil, je
m'étais figuré que les cuirassiers arrivaient sur nous, et
j'empoignai une hallebarde posée contre le mur, mais en voyant les
longues files de dormeurs, je me rappelai où j'étais.
Mais je puis vous dire que je fus bien étonné
en m'apercevant que c'était le major Elliott lui-même, qui m'avait
réveillé.
Il avait l'air très grave et, derrière lui,
venaient deux sergents, tenant de longues bandes de papier et un
crayon.
– Réveillez-vous, mon garçon, dit le major,
retrouvant sa bonhomie comme si nous étions de nouveau à
Corriemuir.
– Oui, major, balbutiai-je.
– Je vous prie de venir avec moi.
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