Je sens que
je vous dois quelque chose à tous deux, car c'est moi qui vous ai
fait quitter vos foyers. Jim Horscroft est manquant.
Je sursautai à ces mots, car avec cette
attaque furieuse, et la faim, et la fatigue, j'avais complètement
oublié mon ami depuis qu'il s'était élancé contre la Garde
française, en entraînant tout le régiment.
– Je suis en train de faire le relevé de nos
pertes, dit le major, et si vous vouliez bien venir avec moi, vous
me feriez grand plaisir.
Nous voilà donc en route, le major, les deux
sergents et moi.
Oh ! certes, c'était un terrible
spectacle, si terrible, que malgré le nombre d'années qui se sont
écoulées, je préfère en parler le moins possible.
C'était bien horrible à voir dans la chaleur
du combat, mais maintenant, dans l'air froid du matin, alors qu'on
n'a pas le tambour ni le clairon pour vous exciter, tout ce qu'il y
a de glorieux a disparu, il ne reste plus qu'une vaste boutique de
boucher, où de pauvres diables ont été éventrés, écrasés, mis en
bouillie, où l'on dirait que l'homme a voulu tourner en dérision
l'œuvre de Dieu.
L'on pouvait lire sur le sol chaque phase du
combat de la veille : les fantassins morts, formant encore des
carrés, la ligne confuse de cavaliers qui les avaient chargés, et
en haut, sur la pente, les artilleurs gisant autour de leur pièce
brisée.
La colonne de la Garde avait laissé une bande
de morts à travers la campagne.
On eût dit la trace laissée par une limace. En
tête, se dressait un amas de morts en uniforme bleu, entassés sur
les habits rouges, à l'endroit où avait eu lieu cette étreinte
furieuse, lorsqu'ils avaient fait le premier pas en arrière.
Et ce que je vis tout d'abord, en arrivant à
cet endroit, ce fut Jim, lui-même.
Il gisait, de tout son long, étendu sur le
dos, la figure tournée vers le ciel.
On eut dit que toute passion, toute souffrance
s'étaient évaporées.
Il ressemblait tout à fait à ce Jim
d'autrefois, que j'avais vu cent fois dans sa couchette, quand nous
étions camarades d'école.
J'avais jeté un cri de douleur en le voyant,
mais quand j'en vins à considérer son visage, et que je lui trouvai
l'air bien plus heureux, dans la mort, que je n'avais jamais espéré
de le voir pendant sa vie, je cessai de me désoler sur lui.
Deux baïonnettes françaises lui avaient
traversé la poitrine.
Il était mort sur le champ, sans souffrir, à
en croire le sourire qu'il avait sur les lèvres.
Le major et moi, nous lui soulevions la tête,
espérant qu'il restait peut-être un souffle de vie, quand
j'entendis près de moi une voix bien connue.
C'était de Lissac, dressé sur son coude, au
milieu d'un tas de cadavres de soldats de la Garde.
Il avait un grand manteau bleu autour du
corps. Son chapeau à grand plumet rouge, gisait à terre, près de
lui.
Il était bien pâle. Il avait de grands cercles
bistrés sous les yeux, mais, à cela près, il était resté tel qu'il
était jadis, avec son grand nez tranchant d'oiseau de proie affamé,
sa moustache raide, sa chevelure coupée ras et clairsemée jusqu'à
la calvitie, au haut de la tête.
Il avait toujours eu les paupières tombantes,
mais maintenant il était presque impossible de retrouver,
par-dessous, le scintillement de l'œil.
– holà, Jock ! s'écria-t-il, je ne
m'attendais guère à vous voir ici, et pourtant j'aurais pu m'en
douter, quand j'ai vu l'ami Jim.
– C'est vous qui nous avez apporté tous ces
ennuis, dis-je.
– Ta ! Ta ! Ta ! s'écria-t-il,
avec son impatience de jadis. Tout est arrangé pour nous à
l'avance. Quand j'étais en Espagne, j'ai appris à croire au Destin.
C'est le Destin qui vous a envoyé ici, ce matin.
– C'est sur vous que retombera le sang de cet
homme, dis-je, en posant la main sur l'épaule du pauvre Jim.
– Et mon sang sur lui ! dit-il. Ainsi,
nous sommes quittes.
Il ouvrit alors son manteau et j'aperçus, avec
horreur, un gros caillot noir de sang, qui sortait de son
flanc.
– C'est ma treizième blessure, et ma dernière,
dit-il, avec un sourire. On dit que le nombre treize porte malheur.
Pourriez-vous me donner à boire, si vous disposez de quelques
gouttes ?
Le major avait du brandy étendu d'eau.
De Lissac en but avidement.
Ses yeux se ranimèrent, et une petite tache
rouge reparut à ses joues livides.
– C'est Jim qui a fait cela, dit-il. J'ai
entendu quelqu'un m'appeler par mon nom, et aussitôt son fusil
s'est posé sur ma tunique. Deux de mes hommes l'ont écharpé au
moment même où il a fait feu. Bon, bon ! Edie valait bien
cela. Vous serez à Paris dans moins d'un mois, Jock, et vous la
verrez. Vous la trouverez au numéro 11 de la rue de Miromesnil, qui
est près de la Madeleine. Annoncez-lui la nouvelle avec ménagement,
Jock, car vous ne pouvez pas vous figurer à quel point elle
m'aimait. Dites-lui que tout ce que je possède se trouve dans les
deux malles noires et qu'Antoine en a les clefs. Vous n'oublierez
pas ?
– Je me souviendrai.
– Et Madame votre mère ? J'espère que
vous l'avez laissée en bonne santé ? Ah ! Et Monsieur
votre père aussi. Présentez-lui mes plus grands respects.
À ce moment même, où il allait mourir, il fit
la révérence d'autrefois et son geste de la main, en adressant ses
salutations à ma mère.
– Assurément, dis-je, votre blessure pourrait
être moins grave que vous ne le croyez. Je pourrais vous amener le
chirurgien de notre régiment.
– Mon cher Jock, je n'ai pas passé ces quinze
ans à faire et recevoir des blessures, sans savoir reconnaître
celle qui compte. Mais il vaut mieux qu'il en soit ainsi, car je
sais que tout est fini pour mon petit homme, et j'aime mieux m'en
aller avec mes Voltigeurs, que de rester pour vivre en exilé et en
mendiant. En outre, il est absolument certain que les Alliés
m'auraient fusillé. Ainsi, je me suis épargné une humiliation.
– Les Alliés, monsieur, dit le major avec une
certaine chaleur, ne se rendraient jamais coupables d'un acte aussi
barbare.
– Vous n'en savez rien, major, dit-il.
Supposez vous donc que j'aurais fui en Écosse et changé de nom, si
je n'avais eu rien de plus à craindre que mes camarades restés à
Paris ? Je tenais à la vie, car je savais que mon petit homme
reviendrait. Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir, car il ne se
trouvera plus jamais à la tête d'une armée. Mais j'ai fait des
choses qui ne peuvent pas se pardonner. C'est moi qui commandais le
détachement qui a fusillé le duc d'Enghien ; c'est moi qui…
Ah ! Mon Dieu ! Edie ! Edie, ma chérie !
Il leva les deux mains, dont les doigts
s'agitèrent, et tremblèrent comme s'il tâtonnait.
Puis il les laissa retomber lourdement devant
lui, et sa tête se pencha sur sa poitrine.
Un de nos sergents le recoucha doucement.
L’autre étendit sur lui le grand manteau bleu. Nous laissâmes ainsi
là ces deux hommes, que le Destin avait si étrangement mis en
rapport.
L'Écossais et le Français gisaient silencieux,
paisibles, si rapprochés que la main de l'un eût pu toucher celle
de l'autre, sur cette pente imbibée de sang, dans le voisinage de
Hougoumont.
Chapitre 15
COMMENT TOUT CELA FINIT
Maintenant, me voici bien près de la fin de
tout cela, et je suis fort content d'y être arrivé, car j'ai
commencé ce récit d'autrefois, le cœur léger, en me disant que cela
me donnerait quelque occupation pendant les longs soirs d'été.
Mais, chemin faisant, j'ai réveillé mille peines qui dormaient,
mille chagrins à demi oubliés, si bien que j'ai à présent l'âme à
vif, comme la peau d'un mouton mal tondu.
Si je m'en tire à bon port, je jure bien de ne
jamais reprendre la plume ; car, en commençant, cela va tout
seul, comme quand on descend dans un ruisseau dont la rive est en
pente douce. Puis, avant que vous puissiez vous en apercevoir, vous
mettez le pied dans un trou et vous y restez, et c'est à vous de
vous en tirer à force de vous débattre.
Nous enterrâmes Jim et de Lissac, avec quatre
cent trente et un soldats de la Garde impériale et de notre
Infanterie légère, rangés dans la même tranchée.
Ah ! Si on pouvait semer un homme brave,
comme on sème une graine, quelle belle récolte de héros on ferait
un jour !
Alors, nous laissâmes pour toujours, derrière
nous, ce champ de carnage et nous prîmes, avec notre brigade, la
route de la frontière pour marcher sur Paris.
Pendant toutes ces années-là, on m'avait
toujours habitué à regarder les Français comme de très méchantes
gens, et comme nous n'entendions parler d'eux qu'à l'occasion de
batailles, de massacres sur terre et sur mer, il était assez
naturel pour moi de les croire vicieux par essence et de compagnie
dangereuse.
Après tout, n'avaient-ils pas entendu dire de
nous la même chose, ce qui devait certainement nous faire juger par
eux de la même manière.
Mais quand nous eûmes à traverser leur pays,
quand nous vîmes leurs charmantes petites fermes, et les bonnes
gens si tranquillement occupés au travail des champs et les femmes
tricotant au bord de la route, la vieille grand-maman, en vaste
coiffe blanche, grondant le bébé pour lui apprendre la politesse,
tout nous parut si empreint de simplicité domestique, que j'en vins
à ne pouvoir comprendre pourquoi nous avions si longtemps haï et
redouté ces bonnes gens.
Je suppose que, dans le fond, l'objet réel de
notre haine, c'était l'homme qui les gouvernait, et maintenant
qu'il était parti et que sa grande ombre avait disparu du pays,
tout allait reprendre sa beauté.
Nous fîmes assez joyeusement le trajet, en
parcourant le pays le plus charmant que j'eusse jamais vu, et nous
arrivâmes ainsi à la grande cité.
Nous nous attendions à y livrer bataille, car
elle est si peuplée, qu'en prenant seulement un homme sur vingt, on
formerait une belle armée. Mais, cette fois, on avait reconnu
combien c'est dommage d'abîmer tout un pays à cause d'un seul
homme.
On lui avait donc donné avis qu'il eût à se
tirer d'affaire, seul, désormais.
D'après les dernières nouvelles qui nous
arrivèrent sur lui, il s'était rendu aux Anglais.
Les portes de Paris nous étaient
ouvertes ; c'étaient des nouvelles excellentes pour moi, car
j'aimais autant m'en tenir à la seule bataille où je me fusse
trouvé.
Mais il y avait alors à Paris, une foule de
gens attachés à Boney.
C'était tout naturel, quand on songe à la
gloire qu'il leur avait acquise, et qu'on se rappelle qu'il n'avait
jamais demandé à son armée d'aller dans un endroit où il n'allât
pas lui-même.
Ils nous firent assez mauvaise mine à notre
entré, je puis vous le dire.
Nous autres, de la brigade d'Adams, nous fûmes
les premiers qui mirent le pied dans la ville.
Nous passâmes sur un pont qui s'appelle
Neuilly, mot plus facile à écrire qu'à prononcer ; de là, on
traversa un beau parc, le Bois de Boulogne, puis on alla aux
Champs-Élysées, où l’on bivouaqua.
Bientôt il y eût, dans les rues, tant de
Prussiens et d'Anglais, qu'on se serait cru dans un camp plutôt que
dans une ville.
La première fois que je pus sortir, je partis
avec Rob Stewart, de ma compagnie, car on ne nous permettait de
circuler que par couples, et je me rendis dans la rue de
Miromesnil.
Rob attendit dans le vestibule et, dès que je
mis le pied sur le paillasson, je me trouvai en présence de ma
cousine Edie, qui était toujours restée la même, et qui se mit à me
contempler de ce regard sauvage qu'elle a.
Pendant un moment, elle ne me reconnut pas,
mais quand elle le fit, elle s'avança de trois pas, courut à moi et
me sauta au cou.
– Oh ! mon cher vieux Jock,
s'écria-t-elle, comme vous êtes beau, sous l'habit rouge !
– Oui, à présent, je suis soldat, Edie,
répondis-je d'un ton fort raide, car en voyant sa jolie figure, je
crus apercevoir, par derrière elle, l'autre figure qui était
tournés vers le ciel, sur le champ de bataille de Belgique.
– Qui l'aurait cru ? s'écria-t-elle.
Qu'êtes vous alors, Jock ? Général ? Capitaine ?
– Non, je suis simple soldat.
– Comment, vous n’êtes pas, je l'espère, de
ces gens du commun qui portant le fusil ?
– Si, je porte le fusil.
– Oh ! ce n'est pas, à beaucoup près,
aussi intéressant, dit-elle en retournant s'asseoir sur le canapé
qu'elle avait quitté.
C'était une chambre superbe, toute tendue de
soie et de velours, pleine d'objets brillants, et j'étais sur le
point de repartir pour donner à mes bottes un nouveau coup de
brosse.
Quand Edie s'assit, je vis qu'elle était en
grand deuil ; cela me prouva qu'elle connaissait la mort de de
Lissac.
– Je suis content de voir que vous savez tout,
dis-je, car je suis très maladroit pour annoncer avec ménagement
les nouvelles. Il a dit que vous pouviez garder tout ce qu'il y
avait dans les malles, et qu'Antoine avait les clefs.
– Merci, Jock, merci, dit-elle, vous avez été
bien bon de faire cette commission. J'ai appris l'événement il y a
environ huit jours.
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