Lui, ne se contenant
plus, la saisit, la souleva et l'embrassa à plusieurs reprises.
À cette vue, je me sentis incapable de crier,
de faire un mouvement. Je restai immobile, le cœur lourd comme du
plomb, l'air d'un cadavre, les yeux fixés sur eux.
Je la vis lui mettre la main sur l'épaule, et
accueillir les baisers de Jim avec autant de faveur que les
miens.
Puis il la remit à terre.
Je reconnus que cette scène avait été celle de
leur séparation, car s'ils avaient fait seulement cent pas de plus,
ils se seraient trouvés à portée d'être vus des fenêtres du haut de
la maison.
Elle s'éloigna à pas lents, et il resta là
pour la suivre des yeux.
J'attendis qu'elle fût à quelque distance.
Alors je descendis, mais mon saisissement était tel, que j'étais à
peine à une longueur de main de lui quand il passa près de moi.
Il essaya de sourire, et ses yeux
rencontrèrent les miens.
– Ah ! Jock ! dit-il, déjà sur
pied.
– Je vous ai vu, dis-je d'une voix
entrecoupée.
Ma gorge était devenue si sèche que je parlais
du ton d'un homme qui a une angine.
– Ah ! vraiment ! dit-il.
Puis il sifflota un instant.
– Eh bien, sur ma vie, je n'en suis pas fâché.
Je comptais aller à West Inch aujourd'hui même, pour m’expliquer
avec vous. Mieux vaut qu'il en soit ainsi peut-être.
– Le bel ami que vous faites !
dis-je.
– Allons, voyons, soyez raisonnable, Jock,
dit-il en mettant ses mains dans ses poches et se dandinant.
Laissez-moi vous dire où nous en sommes. Regardez-moi dans les yeux
et vous verrez que je ne vous mens pas. Voici ce qu'il y a. J'ai
déjà rencontré Edie… c'est à dire Miss Calder, le matin de mon
arrivée, et il y avait certains détails qui m'ont fait supposer
qu'elle était libre, et dans cette conviction, j'ai laissé mon
esprit se lancer à sa poursuite. Puis vous avez dit qu'elle n'était
pas libre, qu'elle était votre fiancée, et ce fût le coup le plus
dur que j'aie reçu depuis longtemps. Cela m'a mis complètement hors
de moi. J'ai passé des jours à faire des sottises, et c'est par un
hasard heureux que je ne suis pas dans la prison de Berwick. Puis,
le hasard me l'a fait rencontrer une seconde fois – sur mon âme,
Jock, ce fut pour moi le hasard – et quand je lui parlai de vous,
cette idée la fit rire. C'étaient affaires entre cousin et cousine,
disait-elle, mais quant à n'être pas libre, et à ce que vous
fussiez pour elle plus qu'un ami, c'étaient des bêtises. Ainsi vous
le voyez, Jock, je n'étais pas tant à blâmer que cela, après tout,
d'autant plus qu'elle m'a promis de vous faire voir par sa conduite
envers vous, que vous vous étiez mépris en croyant avoir un droit
quelconque sur elle. Vous avez dû remarquer qu'elle vous a à peine
dit un mot pendant ces deux dernières semaines.
J'éclatai d'un rire amer.
– Hier soir, pas plus tard, fis-je, elle m'a
dit que j'étais le seul homme au monde qu'elle pouvait jamais
prendre le parti d'aimer.
Jim Horscroft me tendit une main cordiale, me
la mit sur l'épaule et avança sa tête pour regarder dans mes
yeux.
– Jock Calder, dit-il, je ne vous ai jamais
entendu proférer un mensonge. Vous n'êtes pas en train de jouer
double jeu, n'est-ce pas ? Vous êtes de bonne foi, maintenant.
Entre vous et moi, nous agissons franchement, d'homme à
homme ?
– C'est la vérité de Dieu, dis-je.
Il resta à me considérer, la figure
contractée, comme celle d'un homme en qui se livre un rude combat
intérieur.
Deux longues minutes se passèrent avant qu'il
parlât.
– Voyons, Jock, dit il, cette femme là se
moque de nous deux. Vous entendez, l'ami, elle se moque de nous
deux. Elle vous aime à West Inch, elle m'aime sur la lande, et dans
son cœur de diablesse, elle se soucie autant de nous deux que d'une
fleur d'ajonc : Serrons-nous la main, mon ami, et envoyons au
diable l'infernale coquine.
Mais c'était trop me demander.
Au fond du cœur, il m'était impossible de la
maudire, plus impossible encore de rester impassible à écouter un
autre mal parler d'elle. Non, quand même cet autre eût été mon plus
vieil ami.
– Pas de gros mots, m'écriai-je.
– Ah ! vous me donnez mal au cœur avec
vos propos bénins. Je l'appelle du nom qu'elle devrait porter.
– Ah ! vraiment ? dis je en ôtant
mon habit. Attention, Jim Horscroft, si vous dites encore un mot
contre elle, je vous le ferai rentrer dans la gorge, fussiez-vous
aussi gros que le château de Berwick.
Il retroussa les manches de son habit jusqu’au
coude. Ce fut pour les rabattre lentement.
– Ne faites pas le sot, Jock, dit-il. Soixante
quatre livres de poids et cinq pouces de taille, c'est une
différence qui ne peut se compenser pour personne au monde. Deux
vieux amis qui se prennent corps à corps pour une… Non, je ne le
dirai pas. Ah ! par le Seigneur, n'a-t-elle pas de l'aplomb
pour dix ?
Je me retournai.
Elle était là, à moins de vingt yards de nous,
l'air aussi calme, aussi indifférent que nous paraissions emportés,
fiévreux.
– J'étais tout prés de la maison, dit-elle,
quand je vous ai vus parler avec animation. Aussi je suis revenue
sur mes pas pour savoir de quoi il s'agissait.
Horscroft fit quelques pas en courant, et la
saisit par le poignet.
Elle jeta un cri en voyant sa physionomie,
mais, il la tira jusqu'à l'endroit où j'étais resté.
– Eh bien, Jock, voilà assez de sottises comme
cela, dit-il. La voici, lui demanderons-nous de déclarer lequel de
nous elle préfère ? Elle ne pourra pas nous tricher,
maintenant que nous sommes tous deux ici ?
– J'y consens, répondis-je.
– Et moi aussi, si elle se prononce en votre
faveur, je vous jure que je ne tournerai pas seulement un œil de
son côté. En ferez-vous autant pour moi ?
– Oui, je le ferai.
– Eh bien alors, faites attention, vous !
Nous voici deux honnêtes gens et amis, nous ne nous mentons jamais,
et maintenant nous connaissons votre double jeu. Je sais ce que
vous avez dit hier soir. Jock sait ce que vous avez dit
aujourd'hui. Vous le voyez ; maintenant parlez carrément, sans
détour. Nous voici devant vous : prononcez-vous une bonne fois
pour toutes.
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