Lequel est-ce de Jock ou de moi ?
Vous croyez peut-être la demoiselle accablée
de confusion.
Loin de là, ses yeux brillaient de joie.
Je parierais volontiers que jamais de sa vie
elle ne fut plus fière.
Pendant qu'elle promenait ses yeux de l'un à
l'autre de nous, sa figure éclairée par le froid soleil du matin,
elle avait l'air plus charmante que jamais.
Jim était aussi de cet avis, j’en suis sûr,
car il lâcha son poignet, et l'expression de dureté de sa
physionomie l'adoucit.
– Allons, Edie, lequel sera-ce ?
– Sots gamins ! s'écria-t-elle, se
chamailler ainsi ! Cousin Jock, vous savez combien j'ai
d'affection pour vous.
– Eh bien, alors, allez avec lui, dit
Horscroft.
– Mais je n'aime que Jim. Il n'y a personne
que j'aime autant que Jim.
Elle se laissa aller amoureusement vers lui et
posa sa joue contre le cœur de Jim.
– Vous voyez, Jock, dit-il en regardant
par-dessus l'épaule d'Edie.
Je voyais…
Je rentrai à West Inch, transformé en un tout
autre homme.
Chapitre 5
L'HOMME D’OUTRE-MER
Je n'étais point homme à rester assis et
geignant près d'une cruche cassée.
Quand il n'y a pas moyen de la raccommoder, le
rôle qui convient à un homme c'est de n'en plus parler.
Pendant des semaines j'eus le cœur endolori,
et j'avoue qu'il l'est encore un peu, quand j'y pense, après tant
d’années et un heureux mariage. Mais je me donnai l'air de prendre
bravement la chose, et avant tout, je tins la promesse que j'avais
faite le jour de la promenade sur la côte.
Je fus pour elle un frère, rien de plus.
Pourtant il m'arriva plus d'une fois de me
sentir dans la nécessité de tirer durement sur le mors.
Même alors elle tournait autour de moi, avec
ses façons câlines, ses histoires que Jim était bien rude avec
elle, et combien elle avait été heureuse au temps où j'étais bien
disposé pour elle.
Il lui fallait parler ainsi : elle avait
cela dans le sang, et ne pouvait agir autrement.
Mais, presque tout le reste du temps, Jim et
elle, étaient fort heureux.
Dans tout le pays on disait que le mariage
aurait lieu dès qu'il serait reçu docteur.
Alors il viendrait passer quatre nuits par
semaine à West Inch avec nous.
Mes parents en étaient contents et je faisais
de mon mieux pour être content de mon côté.
Il y eut peut-être un peu de froideur entre
lui et moi dans les commencements.
Ce n'était plus de lui à moi cette vieille
amitié de camarades d'école. Mais plus tard, quand la douleur fut
passée, il me semble qu'il avait agi avec franchise, et que je
n'avais pas de juste motif pour me plaindre de lui.
Nous étions donc restés amis, jusqu'à un
certain point.
Il avait oublié toute sa colère contre elle.
Il eût baisé l'empreinte laissée par ses souliers dans la boue.
Nous faisions souvent ensemble, lui et moi, de
longues promenades. C'est de l'une de ces courses que je me propose
de vous parler.
Nous avions dépassé Brampton House et
contourné le bouquet de pins qui abrite contre le vent de mer la
maison du Major Elliott.
On était alors au printemps.
La saison était en avance, de sorte qu'à la
fin d'avril les arbres étaient déjà bien en feuilles.
Il faisait aussi chaud qu'en un jour
d’été.
Aussi fûmes-nous extrêmement surpris de voir
un immense brasier grondant sur la pelouse qui s'étendait devant la
porte du Major.
Il y avait là la moitié d'un pin, et les
flammes jaillissaient jusqu’à la hauteur des fenêtres de la chambre
à coucher.
Jim et moi nous ouvrions de grands yeux, mais
nous fûmes bien autrement stupéfaits de voir le major sortir, un
grand pot d'un quart à la main, suivi de sa sœur, vieille dame qui
dirigeait son ménage, de deux des bonnes, et toute la troupe
gambader autour du feu.
C'était un homme très doux, tranquille, comme
on le savait dans tout le pays, et voilà qu'il se prenait le rôle
du vieux Nick à la danse du Sabbat, qu'il tournait en clopinant et
brandissant sa pinte au-dessus de sa tête.
Nous arrivâmes au pas de course.
Il n'en mit que plus d'entrain à l'agiter,
quand il nous vit approcher.
– La paix ! braillait-il !
Hourra ! mes enfants, la paix !
À ces mots, nous nous mîmes aussi à danser et
chanter, car depuis si longtemps, que nous en avions perdu le
souvenir, on ne parlait que de guerre.
On était excédé ; l'ombre avait plané si
longtemps au-dessus de nous, que nous étions tout étonnés de sentir
qu'elle avait disparu.
Vraiment c'était un peu trop fort à croire,
mais le major dissipa nos doutes par son dédain.
– Mais oui, mais oui, c'est vrai,
s'écria-t-il en s'arrêtant, et appuyant la main sur son côté.
Les Alliés ont occupé Paris. Boney a jeté le manche après la
cognée, et tous ses hommes jurent fidélité à Louis XVIII.
– Et l'Empereur ? demandai je, est-ce
qu'on l'épargnera ?
– Il est question de l'envoyer à l'île d'Elbe,
où il sera hors d'état de nuire. Mais ses officiers ! Il en
est qui ne s'en tireront pas à aussi bon compte. Il a été commis
pendant ces derniers vingt ans des actes qui n'ont point été
oubliés, et il y a encore quelques vieux comptes à régler. Mais
c'est la Paix ! la Paix.
Et il se remit à ses gambades, le pot en main,
autour de son feu de joie.
Nous passâmes quelques instants avec le
major.
Puis nous descendîmes, Jim et moi, vers la
plage, en causant de cette grande nouvelle et de ce qui s’en
suivrait.
Il savait peu de choses.
Moi je ne savais presque rien ; mais nous
ajustâmes tout cela, nous dîmes que les prix de toutes choses
baisseraient, que nos braves gaillards reviendraient au pays, que
les navires iraient où ils voudraient en sécurité, que nous
démolirions tous les signaux de feu établis sur la côte, car
désormais nul ennemi n’était à craindre.
Tout en causant, nous nous promenions sur le
sable blanc et ferme, et nous regardions l'antique Mer du Nord.
Et Jim, qui allait à grands pas près de moi,
si plein de santé et d'ardeur, il ne se doutait guère qu'à ce
moment même il avait atteint le point culminant de son existence,
et que désormais il ne cesserait de descendre la pente.
Il flottait sur la mer une légère buée, car
les premières heures de la matinée avaient été très brumeuses et le
soleil n'avait pas tout dissipé.
Comme nos regards se portaient vers la mer,
nous vîmes tout à coup émerger du brouillard la voile d'un petit
bateau, qui arrivait du côté de la terre en se balançant.
Un seul homme était assis à la manœuvre, et le
bateau louvoyait comme si l'homme avait de la peine à se décider
pour atterrir sur la plage ou s'éloigner.
À la fin, comme si notre présence lui eût fait
prendre son parti, il piqua droit vers nous, et sa quille se
froissa contra les galets, juste à nos pieds.
Il laissa tomber sa voile, sauta dehors, et
traîna l'avant sur la plage.
– Grande Bretagne, je crois ? dit-il en
faisant promptement demi-tour pour s'adresser à nous.
C'était un homme de taille un peu au-dessus de
la moyenne, mais d'une maigreur excessive.
Il avait les yeux perçants, très rapprochés,
entre lesquels se dressait un nez long et tranchant, au-dessus d'un
buisson de moustache brune aussi raide, aussi dure que celle d'un
chat.
Il était vêtu fort convenablement, d'un
costume brun à boutons de cuivre, et chaussé de grandes bottes que
l'eau de mer avait durcies et rendues fort rugueuses.
Il avait la figure et les mains d'un teint si
foncé qu'on aurait pu le prendre pour un Espagnol, mais quand il
leva son chapeau pour nous saluer, nous vîmes que son front était
très blanc et que la nuance si foncée de son teint n'était que
superficielle.
Il nous regarda alternativement et dans ses
yeux gris il y avait un je ne sais quoi que je n'avais jamais vu
jusqu'alors. La question ainsi faite était facile à comprendre,
mais on eût dit qu'il y avait derrière elle une menace, on eût dit
qu'il comptait sur la réponse comme sur une obligation et non comme
sur une faveur.
– Grande Bretagne ? demanda-t-il encore,
en frappant vivement de sa botte sur les galets.
– Oui, dis-je, pendant que Jim éclatait de
rire.
– Angleterre ? Écosse ?
– Écosse, mais c'est l'Angleterre de l’autre
côté de ces arbres, là-bas.
– Bon, je sais où je suis, maintenant !
Je me suis trouvé dans le brouillard sans boussole pendant près de
trois jours, et je ne m'attendais plus à revoir la terre.
Il parlait l'anglais très couramment, mais de
temps à autre avec des tournures étranges de phrases
– Alors d'où venez-vous ? demanda
Jim.
– J'étais dans un navire qui a fait naufrage,
dit-il brièvement. Quelle est cette ville, par là-bas ?
– C'est Berwick.
– Ah ! très bien ! Il faut que je
reprenne des forces avant d'aller plus loin.
Il se tourna vers le bateau, mais en faisant
ce mouvement, il vacilla fortement, et il serait tombé s'il n'avait
pas saisi la proue.
Il s'y assit, regarda autour de lui, la figure
fort rouge, et les yeux flambants comme ceux d'une bête
sauvage.
– Voltigeurs de la garde !
cria-t-il d'une voix qui avait la sonorité d'un coup de clairon,
puis de nouveau… Voltigeurs de la garde !
Il agita son chapeau au-dessus de sa tête, et
brusquement, la tête en avant, il s'abattit, tout recroquevillé, en
un tas brun, sur le sable.
Jim Horscroft et moi, nous restions là
stupéfaits à nous regarder.
L'arrivée de cet homme avait été si étrange,
ainsi que ses questions, et ce brusque incident !
Nous le prîmes chacun par une épaule et
l’étendîmes sur le dos.
Il était ainsi allongé, avec son nez
proéminent, sa moustache de chat, mais les lèvres exsangues, la
respiration si faible, qu'elle eût à peine agité une plume.
– Il se meurt, Jim, m'écriai je.
– Oui, il meurt de faim et de soif ; il
n'y a pas une miette de pain dans le bateau. Peut-être y a-t-il
quelque chose dans le sac ?
Il s'élança et rapporta un sac noir en
cuir.
Avec un grand manteau bleu, c'était les seuls
objets qui se trouvassent dans le bateau.
Le sac était fermé, mais Jim l'ouvra en un
instant ; il était à moitié plein de pièces d'or. Ni lui ni
moi nous n'en avions jamais vu autant, non, pas même la dixième
partie.
Il devait y en avoir des centaines ;
c’étaient des souverains anglais tout brillants, tout neuf.
À vrai dire, cette vue nous avait si fortement
intéressés que nous ne songions plus du tout à leur possesseur
jusqu'au moment où il nous rappela près de lui par une plainte.
Il avait les lèvres plus bleues que jamais. Sa
mâchoire inférieure retombait, ce qui me permit de voir sa bouche
ouverte et ses rangées de dents blanches comme les dents de
loup.
– Mon dieu ! il passe ! cria Jim.
Par ici, Jock, courez au ruisseau, et rapportez de l'eau dans votre
chapeau. Vite, l'ami, ou il est perdu. En attendant, je défais ses
vêtements.
Je partis en courant, et je revins au bout
d'une minute, rapportant autant d'eau qu'il pouvait en tenir dans
mon Glengarry.
Jim avait déboutonné l'habit et la chemise de
l'homme.
Nous répandîmes de l'eau sur lui et nous en
fîmes pénétrer quelques gouttes entre les lèvres.
Cela produisit un bon effet, car après deux ou
trois fortes inspirations, il se mit sur son séant et se frotta
lentement les yeux, comme un homme qui sort d'un sommeil
profond.
Mais, à ce moment-là, ce n'était point sa
figure que Jim et moi nous considérions ; c'était sa poitrine
découverte.
On y voyait deux enfoncements profonds et
rouges, l'un juste au-dessous de la clavicule et l'autre à peu près
au milieu du côté droit.
La peau de son corps était extrêmement blanche
jusqu'à la ligne brune du cou. Aussi les trous froncés et rouges
n'en apparaissaient-ils que plus nettement sur la teinte
générale.
D'en haut je pus voir qu'il y avait une
dépression correspondante dans la dos à un endroit, mais qu'il n'y
en avait point pour l'autre.
Si dépourvu d'expérience que je fusse, je
pouvais dire ce que cela signifiait.
Deux balles avaient pénétré dans sa poitrine.
L'une d’elles l'avait traversée ; l'autre y était restée.
Mais il se mit debout brusquement, tout en
chancelant, et rabattit sa chemise d'un air soupçonneux.
– Qu'est-ce que j'ai fait ? dit-il. Ai-je
perdu la tête ? Ne faites pas attention à ce que j'ai pu dire.
Est-ce que j'ai crié ?
– Vous avez crié au moment même où vous êtes
tombé.
– Qu'est-ce que j'ai crié ?
Je le lui répétai, quoique ce fussent des mots
à peu près dépourvus de toute signification pour moi.
Il nous regarda fixement l'un après l'autre,
puis haussa les épaules :
– Ça fait partie d'une chanson, dit-il.
Bon ! Je me pose cette question : que vais-je faire à
présent ? Je ne me serais pas cru si faible. Où êtes-vous
allés prendre cette eau ?
Je lui montrai le ruisseau, vers lequel il se
dirigea d'un pas incertain.
Là il s'étendit sur le ventre et se mit à
boire, si longtemps que je crus qu'il n'en finirait pas.
Son long cou plissé se tendait comme celui
d'un cheval, et il faisait à chaque gorgée un fort bruit de
lapement avec ses lèvres.
Enfin, il se leva en poussant un grand soupir,
et essuya sa moustache avec sa manche.
– Cela va mieux, dit-il. Avez-vous quelque
chose à manger ?
J'avais mis dans ma poche, avant de partir,
deux morceaux de galette. Il se les fourra dans la bouche et il les
avala.
Puis, il sortit les épaules, fit bomber sa
poitrine, et se caressa les côtes de la paume de sa main.
– Je suis sûr que je vous dois beaucoup,
dit-il. Vous avez été très bons pour un inconnu. Mais je vois que
vous avez eu l'occasion d'ouvrir ma sacoche.
– Nous comptions y trouver du vin ou de
l'eau-de-vie, quand vous avez perdu connaissance.
– Ah ! je n'ai pas grand-chose là dedans,
tout au plus… comment dites-vous cela ?… quelques économies.
Ce n'est pas une grosse somme, mais il faudra que j'en vive
tranquillement jusqu'à ce que je trouve quelque chose à faire.
D'ailleurs il me semble qu'on pourrait vivre ici assez
tranquillement. Il m'aurait été impossible de tomber sur un pays
plus paisible, où il n'y a peut-être pas l'ombre d'un
gendarme à cette distance de la ville.
– Vous ne nous avez pas encore dit qui vous
êtes, d'où vous venez, ni ce que vous avez été, dit Jim d'un ton
rébarbatif.
L'étranger le toisa des pieds à la tête, d'un
air connaisseur.
– Ma parole, dit-il, mais vous feriez un
grenadier pour une compagnie de flanc. Quant aux questions que vous
me faites, j'aurais le droit de m'en fâcher, s'il s'agissait de
tout autre que vous, mais vous avez le droit d'être renseigné,
après m'avoir traité avec tant de courtoises. Je me nomme
Bonaventure de Lapp. Je suis soldat et voyageur de profession, et
je viens de Dunkerque ; ainsi que vous pouvez le voir en
grosses lettres sur le bateau.
– Je croyais que vous aviez fait naufrage,
dis-je.
Mais il me lança ce regard direct qui décèle
l'honnête homme.
– C'est vrai, mais le navire était de
Dunkerque, et ce bateau est une de ses chaloupes. L'équipage est
parti sur le grand canot, et le navire a coulé si rapidement que je
n'ai eu le temps de rien embarquer. C'était lundi.
– Et nous voici au jeudi ! Vous êtes
resté trois jours sans aliments ni boissons ?
– C'est trop long, dit-il. Déjà je me suis
trouvé en pareille situation, mais jamais si longtemps que cela.
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