Je me contentai de rougir et de
détourner les yeux, de l'air gauche d'un campagnard que
j'étais.
– Vous me connaissez, major, dit de Lapp, et
vous allez lui dire, j'en suis sûr, que c'est chose absolument
impossible.
– Non, non, Jock. Certainement non !
certainement non, s'écria le major.
– Merci, dit de Lapp, vous me connaissez et
vous me rendez justice. Et vous-même ? J'espère que votre
genou va mieux, et qu’on vous redonnera bientôt votre régiment.
– Je me porte assez bien, répondit le major,
mais on ne me donnera jamais d'emploi à moins qu'il n'y ait une
guerre, et il n'y aura plus de guerre de mon vivant.
– Oh ! vous croyez cela ! dit de
Lapp, avec un sourire. Eh bien, nous verrons, nous verrons, mon
ami.
Il ôta son chapeau, puis faisant vivement
demi-tour, il se dirigea d'un bon pas du côté de West Inch.
Le major resta à le suivre des yeux, l'air
pensif.
Puis, il me demanda ce qui m'avait fait croire
qu'il était un espion.
Quand je le lui eus dit, il ne répondit rien,
hocha seulement la tête, et il avait alors l'air d'un homme qui n'a
pas l'esprit bien tranquille.
Chapitre 8
L'ARRIVÉE DU CUTTER
Depuis le petit incident de la Tour d'alarme,
mes sentiments à l'égard de notre locataire n'étaient plus les
mêmes.
J'avais toujours l'idée qu'il me cachait un
secret, où plutôt qu'il était à lui seul un secret, attendu qu'il
tenait toujours le voile tendu sur son passé.
Et lorsqu'un hasard écartait pour un instant
un coin de ce voile, c'était toujours pour nous faire entrevoir, de
l'autre côté, quelque scène sanglante, violente, terrible.
L'aspect seul de son corps faisait peur.
Un jour que je me baignais avec lui, pendant
l'été, je vis qu'il était tout zébré de blessures. Sans compter
sept ou huit cicatrices ou estafilades, il avait les côtes, d'un
côté, toutes déjetées, toutes déformées. Un de ses mollets avait
été en partie arraché.
Il rit de son air le plus gai en voyant mon
étonnement.
– Cosaques ! Cosaques ! dit il en
promenant sa main sur ses cicatrices. Les côtes ont été brisées par
un caisson d'artillerie. C'est chose fort mauvaise quand des canons
vous passent sur le corps. Ah ! quand c'est de la cavalerie,
ce n'est rien. Un cheval, si rapide que soit son allure, regarde
toujours où il pose le pied. Il m'est passé sur le corps quinze
cents cuirassiers et les hussards russes de Grodno sans avoir eu
grand mal. Mais les canons, c'est très mauvais.
– Et le mollet ? demandai-je.
– Pouf ! C'est seulement une morsure de
loup, dit-il. Vous ne croiriez jamais comment j'ai attrapé cela.
Vous saurez que mon cheval et moi, nous avions été atteints, lui
tué, et moi les côtes brisées par le caisson. Or il faisait un
froid… un froid si âpre, si âpre ! Le sol dur comme du fer, et
personne pour s'occuper des blessés, de sorte qu'en gelant ils
prenaient des attitudes qui vous auraient fait rire. Moi aussi, je
sentais, le gel m'envahir. Aussi, que fis-je ? Je pris mon
sabre, et je fendis le ventre à mon cheval mort. Je fis comme je
pus. Je m'y taillai assez de place pour y entrer, en laissant une
petite ouverture pour respirer. Sapristi, il faisait bien chaud
là-dedans. Mais je n'avais pas assez d'espace pour y tenir tout
entier. Mes pieds et une partie de mes jambes dépassaient. Alors la
nuit, pendant que je dormais, des loups vinrent pour dévorer le
cheval, et ils m'entamèrent aussi quelque peu, comme vous pouvez le
voir ; mais après cela je veillai, pistolets en main, et ils
n'en eurent pas davantage de moi. C'est là que j'ai passé très
commodément dix jours.
– Dix jours ! m'écriai je, et que mangiez
– vous ?
– Eh bien, je mangeais le cheval. Il fut pour
moi ce que vous appelez la table et le logement. Mais naturellement
j’eus le bon sens de manger les jambes et de ne pas toucher au
corps. Il y avait autour de moi un grand nombre de morts qui tous
avaient leur gourde à eau, de sorte que j'avais tout ce que je
pouvais souhaiter. Et le onzième jour arriva une patrouille de
cavalerie légère. Alors tout alla bien.
Ce fut ainsi, par des causeries, engagées
accidentellement, et qui ne valent guère la peine d'être rapportées
séparément, que la lumière se fit sur sa personne et son passé.
Mais le jour devait venir, où nous saurions tout, et je vais
essayer de vous raconter comment cela se fit.
L'hiver avait été fort triste, mais dès le
mois de mars se montrèrent les premiers indices du printemps, et
pendant une semaine de la fin de ce mois, nous eûmes du soleil et
des vents du Sud.
Le 7, Jim Horscroft allait revenir
d'Édimbourg, car bien que la session se terminât le 1er,
son examen devait lui prendre une semaine.
Edie et moi, nous nous promenions sur la
plage, le 6, et je ne pouvais causer d'autre chose que de mon vieil
ami, car, en somme, il était le seul ami de mon âge que j'eusse en
ce temps-là.
Edie était très peu portée à causer, ce qui
était chez elle chose fort rare, mais elle écoutait en souriant
tout ce que je lui disais.
– Pauvre vieux Jim, fit-elle une ou deux fois
à demi-voix, pauvre vieux Jim !
– Et s'il a été reçu, dis-je, eh bien,
naturellement il fera apposer sa plaque, et il aura son logis
particulier, et nous perdrons notre Edie.
Je faisais de mon mieux pour tourner la chose
en plaisanterie et la prendre à la légère, mais les mots me
restaient encore dans la gorge.
– Pauvre vieux Jim ! dit-elle encore.
Et en prononçant ces mots, elle avait des
larmes dans les yeux.
– Ah ! pauvre vieux Jock, ajouta-t-elle
en glissant sa main dans la mienne pendant que nous marchions, vous
aussi vous teniez un peu à moi autrefois, n'est-ce pas, Jock…
Oh ! voici, là-bas, un bien joli petit vaisseau.
C'était un charmant petit cutter d'une
trentaine de tonneaux, très marcheur à en juger par ses mâts
élancés et la coupe de son avant.
Il arrivait du sud, sous ses voiles de foc, de
misaine et de grand mât, mais au moment même où nous le regardions,
toute sa voilure se replia soudain, comme une mouette ferme ses
ailes, et nous vîmes l'eau rejaillir sous la chute de son ancre
descendant du beaupré.
Il était probablement à moins d'un quart de
mille du rivage, si près même que je pus apercevoir un homme de
haute taille, coiffé d'un bonnet pointu, qui se tenait debout à
l'arrière et la lunette à l'œil examinait la côte dans toutes les
deux directions.
– Qu'est-ce qu'ils peuvent bien chercher par
ici ? demanda Edie.
– Ce sont de riches Anglais venus de Londres,
répondis-je.
C’était de cette façon-là que nous
interprétions tout ce qui, dans les comtés de la frontière,
échappait à notre compréhension.
Nous passâmes presque une heure entière à
examinez le joli vaisseau, puis, comme le soleil allait s'abaisser
derrière une bande de nuages, et que l'air du soir était assez
piquant, nous fîmes demi-tour pour regagner West Inch.
Quand on arrive à la ferme par la façade, on
traverse un jardin qui n'est pas des mieux garnis, et qui s'ouvre
sur la route par une porte à claire-voie, au moyen d'un loquet.
C’était à cette même porte que nous nous
tenions, la nuit où les signaux furent allumés, la nuit où nous
vîmes passer Walter Scott quand il revenait d'Édimbourg.
À droite de cette entrée, du côté du jardin,
se trouvait un bout de rocaille qui, paraît-il, avait été construit
par la mère de mon père, il y avait bien longtemps.
Elle avait façonné cela avec des galets usés
par l'eau, avec des coquillages de mer, en mettant des mousses et
des fougères dans les interstices.
Or, quand nous eûmes franchi la porte, nos
yeux tombèrent sur cette rocaille ; au sommet était planté un
bâton dans la fente duquel se trouvait une lettre.
Je m'avançai pour voir ce que c'était, mais
Edie me devança, enleva la lettre et la mit dans sa poche.
– C'est pour moi, dit-elle en riant.
Mais je restai à la regarder d'un air qui
éteignit le rire sur sa figure.
– De qui est elle, Edie ?
demandai-je.
Elle fit la moue, mais elle ne répondit
pas.
– De qui est-elle, mademoiselle ?
m’écriai-je. Se pourrait-il que vous ayez trompé Jim comme vous
m'ayez trompé moi-même ?
– Quel brutal vous êtes, Jock ! dit-elle
vivement. Je voudrais bien que vous vous mêliez de ce qui vous
regarde.
– Elle ne peut être que d'une seule personne,
m'écriai-je, et cette personne ce n'est autre que ce de Lapp.
– Eh bien, supposez que vous avez raison,
Jock ?
Le sang-froid de cette créature me stupéfia et
me rendit furieux.
– Vous l'avouez ! m'écriai-je.
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