Ne vous sentez-vous pas
pleins de rage, et de désespoir, à la pensée que tout cela vient de
Londres.
Jim ôta sa pipe de sa bouche.
– C'est nous qui avons imposé notre roi à
l'Angleterre, et si quelqu'un devait enrager, ce seraient ceux de
là-bas.
Évidemment l'étranger ignorait ce détail. Cela
lui imposa silence un instant.
– Oui, mais vos lois sont faites là-bas,
dit-il enfin, et assurément ce n'est pas avantageux.
– Non. Il serait bon qu'on remit un Parlement
à Édimbourg, dit mon père, mais les moutons me donnent tant
d'occupation que je n'ai guère le loisir de penser à ces
choses-là.
– C'est aux beaux jeunes gens comme vous que
revient le devoir d'y penser, dit de Lapp. Quand un pays est
opprimé, ce sont ses jeunes gens qui doivent le venger.
– Oui, les Anglais en veulent trop pour eux,
quelquefois, dit Jim.
– Eh bien, s'il y a beaucoup de gens qui
partagent cette manière de voir, pourquoi n'en formerions-nous pas
des bataillons, afin de marcher sur Londres s'écria de Lapp.
– Cela ferait une belle partie de campagne,
dis-je en riant, mais qui nous conduirait ?
Il se redressa, fit la révérence, en posant la
main sur son cœur, de sa bizarre façon.
– Si vous vouliez bien me faire cet honneur,
s'écria-t-il.
Puis nous voyant tous rire, il se mit a rire
aussi, mais je suis convaincu qu'il n'avait pas voulu plaisanter le
moins du monde.
Je n'arrivai jamais à me faire quelque idée de
son âge, et Jim Horscroft n'y réussit pas mieux.
Parfois nous le prenions pour un vieux qui
avait l'air jeune, parfois au contraire pour un jeune qui avait
l'air vieillot.
Sa chevelure brune, raide, coupée court,
n'avait nul besoin d'être coupée ras au sommet de la tête, où elle
se raréfiait pour finir en une courbe polie.
Sa peau était sillonnée de mille rides très
fines, qui s'entrelaçaient, formaient un réseau ; elle était,
comme je l'ai dit, toute recuite par le soleil. Mais il était agile
comme un adolescent, souple et dur comme de la baleine, passait
tout un jour à parcourir la montagne ou à ramer sur la mer sans
mouiller un cheveu.
Tout bien considéré, nous jugeâmes qu'il
devait avoir quarante ou quarante-cinq ans, bien qu'il fût malaisé
de comprendre comment il avait pu voir tant de choses à une telle
période de la vie.
Mais un jour on se mit à parler d’âge, et
alors il nous fit une surprise.
Je venais de dire que j'avais juste vingt ans
et Jim qu'il en avait vingt-sept.
– Alors je suis le plus âgé de nous trois, dit
de Lapp.
Nous partîmes d'un éclat de rire, car, à notre
compte, il aurait parfaitement pu être notre père.
– Mais pas de beaucoup, dit-il en relevant le
sourcil, j'ai eu vingt-neuf ans en décembre.
Cette assertion, plus encore que ses propos,
nous fit comprendre quelle existence extraordinaire avait été la
sienne.
Il vit notre étonnement et s'en amusa.
– J’ai vécu ! j'ai vécu !
s'écria-t-il. J'ai employé mes jours et mes nuits ; je n'avais
que quatorze ans, que je commandais une compagnie dans une bataille
où cinq nations prenaient part. J'ai fait pâlir un roi aux mots que
je lui ai chuchotés à l'oreille, alors que j'avais vingt ans. J'ai
contribué à refaire un royaume et à mettre un nouveau roi sur un
grand trône l'année même où je suis devenu majeur. Mon Dieu, j'ai
vécu ma vie.
Ce fut là ce que j'appris de plus précis,
d'après ses dires, sur son passé.
Lorsque nous voulions en savoir plus long de
lui, il se bornait à hocher la tête ou à rire.
Dans de certains moments, nous pensions qu’il
n'était qu'un adroit imposteur, car pourquoi un homme qui avait
tant d'influence et de talents serait-il venu perdre son temps dans
le comté de Berwick ?
Mais un jour, survint un incident bien fait
pour nous prouver que sa vie avait en effet un passé très
rempli.
Comme vous vous en souvenez sans doute, nous
avions pour très proche voisin un vieil officier de la guerre
d'Espagne, le même qui avait dansé autour du feu de joie avec sa
sœur et les deux bonnes.
Il s'était rendu à Londres pour quelque
affaire relative à sa pension et à son indemnité de blessure, et
avec quelque espoir qu'on lui trouverait un emploi, de sorte qu’il
ne revint que vers la fin de l’automne.
Dès les premiers jours de son retour, il
descendit pour nous rendre visite, et alors ses yeux se portèrent
pour la première fois sur de Lapp.
Jamais de ma vie je ne vis physionomie
exprimer pareille stupéfaction.
Il regarda fixement notre hôte pendant une
longue minute sans dire seulement un mot.
De Lapp lui rendit ce regard avec la même
persistance, mais sans que rien indiquât qu'il le
reconnaissait.
– Je ne sais qui vous êtes, monsieur, dit-il
enfin, mais vous me regardez comme si vous m'aviez déjà vu.
– En effet je vous ai vu, dit le major.
– Jamais, que je sache.
– Mais je le jure.
– Où donc, alors ?
– Au village d'Astorga, en 18…
De Lapp sursauta, regarda encore notre
voisin.
– Mon Dieu, s'écria-t-il, quel hasard, et vous
êtes le parlementaire anglais. Je me souviens fort bien de vous,
monsieur. Permettez-moi de vous dire un mot à l'oreille.
Il le prit à part, causa en français avec lui,
d'un air très sérieux, pendant un quart d'heure, gesticulant des
mains, donnant des explications, pendant que le major hochait de
temps à autre sa vieille tête grisonnante.
À la fin, ils parurent s'être mis d'accord
pour quelque convention, et j'entendis le major dire à plusieurs
reprises : Parole d'honneur, et ensuite Fortune
de la guerre, mots que je compris fort bien, car chez
Birtwhistle on nous poussait fort loin.
Mais depuis je remarquai constamment que le
major ne se laissait jamais aller à la même familiarité de langage,
dont nous usions avec notre locataire, qu'il s'inclinait en lui
adressant la parole, et qu'il lui prodiguait les marques de
respect.
Plus d'une fois je demandai au major ce qu'il
savait à ce sujet, Mais il se déroba toujours, et je ne pus rien
tirer de lui.
Jim Horscroft passa tout cet été à la maison,
mais vers la fin de l'automne, il retourna à Édimbourg, pour les
cours d'hiver, car il se proposait de travailler assidûment et
d'obtenir son diplôme au printemps prochain, s’il pouvait, et il
reviendrait passer la Noël.
Il y eut donc une grande scène d’adieu entre
lui la cousine Edie.
Il devait faire poser sa plaque et se marier
dès qu'il aurait le droit d'exercer.
Je n'ai jamais vu un homme aimer une femme
avec une telle tendresse, et elle avait de son côté, quelque
affection pour lui, à sa manière, et en effet, elle eût cherché en
vain dans toute l'Écosse un plus bel homme que lui.
Cependant quand il était question de mariage,
elle faisait une légère grimace en songeant que tous ses rêves
mirifiques aboutiraient à n'être que la femme d'un médecin de
campagne. Mais tout bien considéré, elle n'avait de choix qu'entre
Jim et moi, et elle se décida pour le meilleur des deux.
Naturellement il y avait bien aussi de Lapp,
mais nous le sentions d'une classe tout à fait différente de la
nôtre : donc il ne comptait pas.
En ce temps-là, je ne fus jamais bien fixé sur
ce point : Edie se préoccupait-elle ou non de lui ?
Quand Jim était à la maison, ils ne faisaient
guère attention l’un et l’autre.
Après son départ, ils se rencontrèrent plus
souvent, ce qui était assez naturel, car Jim avait pris une grande
partie du temps d'Edie.
Une fois ou deux fois, elle me parla de Lapp
comme si elle ne le trouvait pas à son gré, et pourtant elle
n'était pas à son aise lorsqu'il n'était pas là le soir.
Edie, plus qu'aucun de nous, se plaisait à
causer avec lui, à lui faire mille questions.
Elle se faisait décrire par lui les costumes
des reines, dire sur quelle sorte de tapis elles marchaient, si
elles avaient des épingles à cheveux dans leur coiffure, combien de
plumes elles portaient à leurs chapeaux, et je finissais par
m'étonner qu'il trouvât réponse à tout cela.
Et pourtant il avait toujours une réponse. Il
jouait de la langue avec tant de dextérité, de vivacité. Il
montrait tant d'empressement à l'amuser, que je me demandais
comment il se faisait qu'elle n'eût pas plus d'affection pour
lui.
Bref, l'été, l'automne et la plus grande
partie de l'hiver se passèrent, nous étions encore tous très
heureux ensemble.
L’année 1815 était déjà fortement entamée.
Le grand Empereur vivait toujours à l'île
d'Elbe, se rongeant le cœur ; tous les ambassadeurs, réunis à
Vienne, continuaient à se chamailler sur la façon de se partager la
peau du lion, maintenant qu'ils l'avaient réduit aux abois pour
tout de bon.
Quant à nous, dans notre petit coin de
l'Europe, nous étions tout absorbés par nos menues et pacifiques
occupations, le soin des moutons, les voyages au marché de bestiaux
de Berwick, et les causeries du soir devant le grand feu de
tourbe.
Nous ne nous figurions guère que les actes de
ces hauts et puissants personnages pussent avoir une influence
quelconque sur nous.
Quant à la guerre, eh bien, n'était-on pas
tous d'accord pour admettre que la grande ombre avait disparu pour
toujours de dessus nos têtes, et que si les Alliés ne se prenaient
pas de querelle entre eux, il se passerait cinquante autres années
avant qu'il se tirât en Europe un seul coup de fusil.
Il y eut pourtant un incident qui se dresse en
contour très net dans ma mémoire. Il survint, je crois, vers la fin
de février de cette année-là, et je vous le conterai avant d'aller
plus loin.
Vous savez, j'en suis sûr, comment sont faites
les tours d'alarme de la frontière.
Ce sont des masses carrées, disséminées de
distance en distance le long de la ligne de partage et construites
de façon à donner asile et protection aux gens du pays contre les
maraudeurs et les bandits.
Lorsque Percy et ses hommes étaient partis
pour les Marches, on amenait une partie de leur bétail dans la cour
de la tour, on fermait la grosse porte, et on allumait du feu dans
les brasiers placés au sommet.
C'était un signal auquel devaient répondre de
même les autres tours d'alarme.
Les lueurs clignotantes franchissaient ainsi
les hauteurs de Lammermuir et portaient les nouvelles jusqu'au
Pentland, puis à Édimbourg. Mais maintenant, comme on le pense
bien, tous ces antiques donjons étaient gondolés, croulants, et
offraient aux oiseaux sauvages des emplacements superbes pour leurs
nids.
J'ai récolté un bon nombre de beaux œufs pour
ma collection, dans la tour d'alarme de Corriemuir.
Un jour, j'avais fait une longue marche pour
aller porter un message aux Armstrongs de Laidlaw, qui demeurent à
deux milles en deçà d'Ayton.
Vers cinq heures, au moment même où le soleil
allait se coucher, je me trouvais sur le sentier de la lande, de
façon à voir exactement devant moi le pignon de West Inch, tandis
que la vieille tour d'alarme était un peu à ma gauche.
Je considérais à loisir le donjon, qui faisait
un effet fort pittoresque pour le flot de lumière rouge qui
déversait sur lui les rayons horizontaux du soleil, et la mer
s'étendant au loin en arrière.
Et comme je regardais avec attention,
j'aperçus soudain la figure d'un homme qui se mouvait dans un des
trous du mur.
Naturellement je m'arrêtai, étonné de cela,
car que pouvait faire un individu quelconque dans cet endroit, et à
ce moment-là, car l'époque de la nidification n'était pas encore
venue.
C'était si singulier que je me déterminai à
tirer l'affaire au clair.
Donc, malgré ma fatigue, je tournai le dos à
la maison et me dirigeai d'un pas rapide vers la tour.
L'herbe monte jusqu'au bas même du mur, et mes
pieds ne firent que peu de bruit jusqu'au moment où j'arrivai à
l'arc coulant où se trouvait jadis l'entrée.
Je jetai un coup d'œil furtif dans
l'intérieur.
C'était Bonaventure de Lapp qui était là,
debout dans l'enceinte, et qui regardait par ce même trou où
j'avais vu sa figure.
Il était tourné de profil par rapport à
moi.
Évidemment il ne m'avait pas vu du tout, car
il regardait de tous ses yeux dans la direction de West Inch.
Je fis un pas en avant. Mes pieds firent
craquer les décombres de l'entrée. Il sursauta, fit demi tour et se
trouva tourné vers moi.
Il n'était pas de ceux à qui on peut faire
perdre contenance, et sa figure ne changea pas plus que s'il était
là depuis un an à m'attendre. Mais il y avait dans l'expression de
ses yeux quelque chose qui me disait qu'il aurait payé une somme
assez ronde pour me revoir prendre le sentier.
– Hello ! dis-je, qu’est-ce que vous
faites ici ?
– Je pourrais vous faire la même question,
dit-il.
– Je suis venu parce que j'ai vu votre figure
à la fenêtre.
– Et moi, parce que, comme vous avez pu fort
bien vous en apercevoir, je m'intéresse très vraiment à tout ce qui
a un rapport quelconque avec la guerre, et naturellement les
châteaux sont de ce nombre. Vous m'excuserez un moment, mon cher
Jock.
Puis s'avançant, il s'élança soudain par
l'ouverture du mur, de manière à n'être plus sous mes yeux.
Mais ma curiosité était beaucoup trop excitée
pour l'excuser aussi facilement.
Je me hâtai de changer de place afin de voir
ce qu'il faisait.
Il était debout au dehors, et agitait la main
avec une ardeur fébrile, comme pour faire un signal.
– Qu'est-ce que vous faites ?
criai-je.
Et aussitôt je sortis en courant, pour me
placer près de lui, et chercher du regard sur la lande, à qui il
faisait ce signal.
– Vous allez trop loin, monsieur, dit-il d'un
ton irrité, je ne croyais pas que vous iriez aussi loin. Un
gentleman est libre d'agir comme il l'entend, sans que vous veniez
l'espionner. Si nous devons rester amis, vous ne devez pas vous
mêler de mes affaires.
– Je n'aime pas ces façons mystérieuses,
dis-je, et mon père ne les aimerait pas davantage.
– Votre père peut s'en expliquer lui-même, et
il n'y a là rien de secret, dit-il d'un ton sec. C’est vous qui
faites tout le secret avec vos imaginations. Ta ! Ta !
Ta ! ces sottises m'impatientent.
Et sans me faire seulement un signe de tête,
il me tourna le dos et d'un pas rapide se mit en route vers West
Inch.
Je le suivis, et d'aussi mauvaise humeur que
possible, car j'avais le pressentiment de quelque méfait qui se
tramait, et cependant, je n'avais pas la moindre idée du monde de
ce que cela pouvait être.
Et j'en revins s'en m'en apercevoir, à songer
à tous les incidents mystérieux de l'arrivée de est homme, et de
son long séjour au milieu de nous.
Mais qui donc pouvait-il attendre à la Tour
d'alarme ?
Ce personnage était-il un espion, qui avait un
collègue en espionnage qui venait en cet endroit pour lui
parler ?
Mais cela était absurde.
Que pouvait bien venir espionner dans le Comté
de Berwick ?
Et d'ailleurs le Major Elliott savait
parfaitement à quoi s'en tenir sur lui et ne lui eût pas témoigné
autant de respect, s'il y avait eu quelque chose de suspect.
J'en étais arrivé à ce point-là, au cours de
mes réflexions quand je m'entendis saluer par une voix joyeuse.
C'était le major en personne, qui descendait la côte venant de chez
lui, tenant en laisse son gros bulldog Bounder.
Ce chien était un animal des plus dangereux,
et il avait causé maint accident aux environs, mais le major
l'aimait beaucoup, et ne sortait jamais sans lui, tout en le tenant
à l'attache au moyen d'une bonne et forte courroie.
Or, comme je regardais venir le major, et que
j'attendais son arrivée, il buta de sa jambe blessée par-dessus une
branche de genêt ; en reprenant son équilibre, il lâcha la
courroie et aussitôt voilà ce maudit animal parti à fond de train
de mon côté, au bas de la côte.
Cela ne me plaisait guère, je vous en réponds,
car je n’avais à ma portée ni un bâton, ni une pierre, et je savais
cette bête dangereuse.
Le major l'appelait de là-haut par des cris
perçant, mais je crois que l'animal prenait ce rappel pour une
excitation ; car il n'en courait que plus furieusement. Mais
je connaissais son nom, et j'espérais que cela me vaudrait
peut-être les égards dus à une vieille connaissance.
Aussi quand il fut presque sur moi, son poil
hérissé, son nez enfoncé entre deux yeux rouges, je criai de toute
la force de mes poumons :
– Bounder ! Bounder !
Cela produisit son effet, car l'animal me
dépassa en grondant, et partit par le sentier sur les traces de
Bonaventure de Lapp.
Celui-ci se retourna à tout ce bruit et parut
comprendre au premier coup d'œil de quoi il s'agissait ; mais
il continua à marcher sans plus se presser.
J'étais terrifié pour lui, car le chien ne
l'avait jamais vu.
Je courus de toute la vitesse de mes jambes
pour écarter de lui l'animal. Mais je ne sais comment, quand il
bondit et qu'il aperçut le jeu de doigts que faisait de Lapp
derrière son dos avec le pouce et l'index, sa furie tomba tout à
coup, et nous le vîmes agitant son tronçon de queue, et lui
caressant le genou avec sa patte.
– C'est donc votre chien, major, dit-il à son
maître, qui arrivait en boitant. Ah ! c'est une belle bête,
une belle, une jolie créature.
Le major était tout essoufflé, car il avait
fait le trajet presque aussi vite que moi.
– J'avais peur qu'il ne vous fit du mal,
dit-il, tout haletant.
– Ta ! Ta ! Ta ! s'écria de
Lapp, c'est un joli animal, bien doux. J'ai toujours aimé les
chiens. Mais je suis content de vous avoir rencontré, major, car
voici ce jeune gentleman, auquel je suis redevable de beaucoup, et
qui commençait à me prendre pour un espion. N'est-ce pas vrai,
Jock ?
Je fus si abasourdi par ce langage que je ne
trouvai pas un mot à répondre.
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