Sa chambre était une petite chambre située sous l’angle du toit, du côté de la rue, et elle se tenait dans sa chambre pendant qu’on allait et venait sous sa fenêtre. Á présent, partout les lampes étaient allumées dans les cuisines ; elle aussi, avait allumé la sienne, et, sur la petite table de sapin, il y avait une feuille de papier quadrillé, un porte-plume verni en rouge avec une plume à la rose[14], une bouteille d’encre violette ; il y avait aussi une enveloppe avec un nom écrit dessus.

On disait dehors :

« Ce qu’il y a peut-être de plus inquiétant et ce qui semble bien prouver que Munier avait raison, c’est que dans les deux autres chalets… »

On avait été voir, en effet, dans les deux autres chalets de la commune et tout y allait comme à l’ordinaire.

« S’il y avait la maladie ailleurs, continuait-on sous la fenêtre, la chose s’expliquerait. Mais il n’y a que Sasseneire… »

Car la maladie n’était rien encore, n’étant qu’un signe et qu’un commencement, comme on pensait ; ce qui faisait peur, sans qu’on osât le dire, c’est ce qui viendrait par la suite.

« Ils pourraient bien finir, une fois ou l’autre, disait-on, par redescendre ; faisons attention qu’ils n’arrivent pas tout à coup chez nous avec le troupeau et la maladie… »

Comme elle entendait, puis il y avait qu’on s’en allait, mais on venait de nouveau, l’instant d’après.

« Il a voulu donner sa démission. »

C’est du président qu’on parlait.

« Mais on lui a dit : “Ce serait trop commode. C’est vous qui êtes responsable, alors c’est à vous de payer… “ »

Et maintenant Victorine entend que ses deux frères sont arrivés ; ils parlent dans la chambre du bas avec son père ; ses deux grands frères, mariés tous les deux ; après quoi, on monte encore le perron, on heurte ; c’est une femme.

Elle a dit :

« Avez-vous vu Pont ? Est-ce que Pont l’avait vu ?

— Bien sûr.

— Est-ce qu’il allait bien ?

— Je crois que oui.

— Et vous ne savez rien de plus ? »

La mère de Joseph, cette fois, qui vient elle aussi aux nouvelles ; et Victorine entend son père qui répond :

” Que voulez-vous qu’on sache d’autre ? On a fait tout ce qu’on a pu. Il ne nous reste plus qu’à attendre.

— Et Victorine ?

— Elle est couchée.

— Ah ! mon Dieu !… Enfin, bonne nuit.

— Bonne nuit. »

Victorine ne s’était pas montrée, parce qu’elle pense trop à une chose, toujours la même, devant sa plume et son encrier,

Encore une porte qui s’ouvre. Plus loin, dans le bas de la rue, derrière les fenils, plusieurs hommes discutent à haute voix, sans qu’on comprenne ce qu’ils disent. « Oh ! comment est-ce qu’on va taire ? pense-t-elle ; comment ce qu’on va faire ? Parce que j’ai voulu donner ma lettre à Pont, mais il n’a pas voulu la prendre. Et je ne vais plus ; rien savoir de lui, et il ne va plus rien savoir de moi…

« Pendant combien de temps ?

« Et, encore, qu’est-ce qu’il ne va pas arriver là-haut pendant ce temps ? »

Car, à ce moment, elle a entendu ses deux frères qui sortent, et l’un d’eux a dit, sur le perron, continuant une phrase commencée : « Pour moi, il est perdu…

« Et tenons-le pour perdu, a-t-il dit sur le perron, c’est plus prudent (parlant du troupeau, sans doute) ; bien heureux encore si les hommes là-haut en réchappent, si, nous autres, nous n’y passons pas pour finir… »

Ce qu’elle entend aussi, pendant que ses deux frètes descendent l’escalier ; après quoi, son père tourne la grosse clef dans la serrure ; mais comment est-ce qu’on va faire pour pouvoir jamais plus dormir, cette nuit, la nuit d’ensuite et toutes les nuits qui viendront ?

« Car, s’il souffre, je veux souffrir… Et, s’il meurt, je veux mourir. »

Une femme, quelque part dans le village, appelle. Victorine n’entend plus. Elle n’est plus ici. Elle est montée le chemin en pensée, allant lentement, comme on fait, des arrêts, avec des lenteurs ; elle arrive là-haut pour finir – mais il ne me voit pas, il ne sait pas que je suis là.

Elle tâche de le rejoindre ainsi dans son cœur ; elle heurte partout à de la nuit et au silence, l’apercevant, ne l’apercevant plus ; il a été devant le feu, puis sur le lit, puis ; il n’y est plus ; il dort, il est réveillé, elle le voit qui s’assied dans la paille ; il est seul, non, il n’est pas seul ; elle ne plus, pour finir..

« Si j’y allais pourtant pour de vrai, si j’arrivais tout à coup pour de bon ? »

Ils ne pourraient pas me renvoyer ; on serait les deux ; et, à cause de la maladie, ils ne pourraient pas me renvoyer.

Ils doivent avoir besoin d’une femme. Je balayerais, je ferais la soupe, je laverais les ustensiles. On n’aurait pas peur, on serait les deux…

Elle s’était mise à réfléchir. Il sonne onze heures. Il sonne minuit.

IX

Ce même soir déjà (le soir donc du jour où Pont était monté), le neveu avait dit :

« Il faut mettre la corde. »

Le maître avait bien essayé de hausser encore les épaules, mais on voyait que c’était seulement par habitude, car, quand son neveu et Barthélémy s’étaient levés, il les avait laissés faire sans rien dire ; et la porte, dès ce soir-là, faute de serrure, avait été attachée soigneusement au montant.

Ils avaient tous été se mettre ensuite autour du feu, sans même s’apercevoir que Clou n’était pas rentré.

Ils faisaient grand feu. Ils étaient les quatre, ils ne disaient rien. Et, longtemps, ils n’avaient rien dit ; puis, comme l’autre fois, c’était Barthélémy qui avait parlé le premier, ayant fait d’abord bouger un moment en silence sa grosse barbe.

On l’avait vu ensuite hocher la tête :

« Ça va être comme il y a vingt ans…

— Taisez-vous’! » a dit le maître.

Il prit une grosse poignée de branches qu’il jeta sur le feu, puis une deuxième, faisant naître une grande flamme claire qui est montée à un bon mètre du foyer en se recourbant dans le bout ; et c’était moins pour la chaleur que pour la lumière, parce qu’on prétend qu’Il n’aime pas la lumière et Il se plaît dans la nuit (Celui qu’on sait).

Et, en effet, le maître a alors vivement regardé tout autour de lui dans la pièce ; le maître a pu voir qu’Il n’était pas là.

Ils étaient seulement les quatre ; c’était bien tout. Et, à ce moment, Barthélémy a fait encore un mouvement avec la tête :

« C’est pourtant vrai, a-t-il commencé… Il… »

Mais alors, pour le faire taire, le neveu a pris dans sa poche sa musique à bouche[15], pendant qu’il y avait donc le grand feu que le maître continuait d’entretenir soigneusement ; mais c’est aussi que le silence de dehors avait recommencé à venir, en même temps que la nuit était revenue ; on voudrait ne plus l’entendre, ce silence, on cherche à se distraire de lui (quand il n’y a plus rien, quand c’est comme avant la venue des hommes sur la terre ou quand il n’y aura plus d’hommes sur la terre) ; – avec un petit peu de musique, une danse, les toutes petites notes claires tremblotantes (une marche, puis une valse, puis une polka) ; et Joseph pendant ce temps était ici ; puis il n’a plus été ici.

De son côté, il s’était mis en route ; c’était son tour à lui de se remettre en route, pendant que la petite musique venait toujours, mais elle venait à présent pour lui entre les pins, dans ses pensées, bougeant doucement derrière leurs troncs rouges, et par terre aussi c’était tout rouge, à cause des aiguilles tombées sur lesquelles Victorine glissait.

Pendant que la petite musique venait, et la petite musique venait d’en haut, à leur rencontre, entre les pins ; tandis que Victorine glissait, parce qu’elle n’avait pas de clous à ses souliers. C’étaient ces petits souliers sans clous qu’elle mettait pour aller danser le dimanche ; une de ces après-midi de dimanche où ils allaient danser dans les fenils de Il montagne, de l’autre côté de la forêt ; et elle glissait sur les aiguilles, ce qui la mettait en colère, ce qui la faisait rire, puis elle semblait prête à pleurer.

Il la prenait par la main, il la tirait à lui ; mais elle se fâchait de nouveau, disant qu’il allait lui déchirer son caraco-bien mince en effet, et brillant, brillant comme un morceau de ciel sous les arbres, pendant qu’il y avait là-haut entre les arbres ces autres morceaux de ciel.

« Ne tire pas si fort tu vas me déchirer… »

Ah ! elle n’était pas toujours commode, mais on trouve toujours moyen de se raccommoder.

Elle faisait tenir ses frisons avec de l’eau sucrée, elle mordait les lèvres pour les rendre plus rouges. Ils regardaient l’écureuil, ils regardaient la pie faire aller sa queue en haut et en bas. Ils regardent la pie ; ils se mettent ensemble pour la regarder, pendant qu’elle se balance toujours sur le ciel dans le bout d’un sapin, car rien ne presse et on a tout le temps ; pendant que les autres tournaient là-haut dans le fenil (c’est jour de danse), puis ils s’arrêtaient de tourner, puis ils recommençaient de tourner, comme on entendait à la petite musique qui venait, ne venait plus, venait de nouveau. Et, tout à coup, il avait dit :

« Si on en dansait une ici, rien que les deux ? »

Elle voulait bien, ça l’a amusée. Ils ont trouvé une place suffisamment plate, et dégarnie, comme il convient. Il l’avait prise contre lui, chaude à tenir derrière le mince petit caraco ; ils tournaient ensemble, – mais il a semblé tout à coup à Joseph que le jour baissait, comme si un nuage était venu se mettre entre le soleil et eux.

Joseph a levé la tête ; des morceaux d’arbre, des morceaux de pente à la terre rouge se sont écroulés…

Le feu avait baissé, en effet ; le neveu avait remis la musique à bouche dans sa poche.

Joseph voit le feu qui baisse, il voit que le maître s’est levé ; elle, il ne la voit plus.

Pareillement au maître, le neveu et Barthélémy se lèvent, ne disant rien, baissant la tête, qu’ils tournent ensuite vers la lumière du falot que le maître vient de suspendre à un clou enfoncé dans le montant d’un des lits, après que Barthélémy avait encore été voir si la porte était bien fermée ; – puis ils se sont jetés sur la paille, s’enroulant dans leur couverture, sans s’être déshabillés, ni même avoir pris la peine d’ôter leurs souliers, ce soir-là, comme ils font pourtant toujours, et, à cause des rats, ils les pendent par les cordons à des chevilles.

On n’a pas su s’ils dormaient ou non. Ils se trouvaient couchés depuis au moins une heure ; il y avait de la lune.

On a entendu un bruit de pas. Les pas se rapprochaient toujours plus.

On n’a pas su s’ils dormaient ou non, à part Joseph, qui, lui, ne dormait pas ; ils n’avaient plus, ni les uns ni les autres, pensé à Clou, tellement ils vivaient déjà chacun pour soi.

Et Joseph a entendu qu’on venait, il a entendu ensuite qu’on a essayé d’ouvrir la porte. Jusqu’à ce soir-là, elle n’avait jamais été que poussée ; alors il y a eu un moment de surprise, de l’autre côté de la porte, d’où aussi un silence et un temps d’arrêt, puis on heurte. On frappe trois coups ; Joseph s’était assis sur sa paillasse.

Et Joseph d’abord s’était dit : « C’est Clou », puis, parce qu’on n’appelait toujours pas et on ne disait toujours rien (on s’était contenté de frapper trois coups de nouveau, toujours ces mêmes trois coups), – au lieu d’aller ouvrir, il est resté assis, sentant sa peau se soulever à la racine de ses poils, dans ses cheveux, dans sa barbe. On heurtait pour la troisième fois. Il a dit : « Hé, vous autres, vous entendez ? » on faisait comme si on dormait.