La grosse Apolline est apparue entre les groupes, puis a disparu, allant et venant comme elle pouvait. Hélas ! il n’y a pas à s’y tromper. On sait, on sait bien, nous autres, ce que c’est, une fois que ça commence… On entre. Ils ont été interrompus, parce qu’on entre. Ceux qui venaient d’entrer avaient de l’eau qui leur coulait sur la figure à travers l’aile de leur chapeau, tandis qu’il en restait une provision derrière le bord du feutre, et elle tombait en ficelles quand ils amenaient la tête en avant. Il y a eu encore ces quatre qui entrent avec leur fusil ; c’étaient ceux du poste qu’on venait de relever, et ils fumaient avec leurs habits de grosse laine une vapeur dans la fumée… On sait bien, quand les malheurs viennent… Et ce mulet ?… La porte s’est ouverte, s’est fermée. La porte s’ouvre, se ferme : il semble que toute cette mauvaise nuit cherche à entrer également ; quelques-uns ont dit : « Fermez la porte !… »
« Ce mulet, est-ce naturel ? As-tu vu Romain, toi ?
— Non.
— Eh bien, moi, je l’ai vu… Fermez la porte… »
Parmi le grand bruit :
« Et quand on est dans le malheur, on y est…
— Moi, je l’ai vu (parlant de Romain), il m’a tout raconté. Eh bien, tu sais, c’est une pierre… Tu connais l’endroit comme moi ; alors, écoute bien, cet endroit, est-ce qu’il n’avait pas été choisi exprès ?… Et, cette pierre, c’est quelqu’un… »
Parce qu’un malheur ne vient jamais qu’un autre ne vienne ; les malheurs se marient entre eux, ils font des enfants, comme dans le Livre ; – et on recommençait :
« Le sang, c’est d’abord… Le bétail, il vient au milieu… Ensuite, c’est qu’il fera nuit. »
Parmi le grand bruit :
« Et si seulement ils avaient fait ce que Barthélémy leur avait dit de faire, s’ils avaient seulement comme lui un Papier… »
Parlant ainsi, et tous ensemble, puis l’un après l’autre
. Dans la salle à boire, et longtemps après, sous l’averse ; sortis par groupes de la salle, faisant des groupes dans les rues ; faisant des groupes devant les maisons, sur les escaliers, sous la pluie ; – alors le sommeil n’est guère venu, il n’a guère été avec nous, cette nuit là, qui se trouvait être justement une des plus courtes de l’année, une de ces nuits du commencement de juillet qui sont finies à peine commencées.
Et déjà il a fallu aller gouverner[13] les vaches restées au village ; puis c’est que Pont aussi faisait ses préparatifs de départ.
On l’a vu mettre sur son dos son sac de soldat bien rempli, tandis que son bâton ferré était posé debout contre le banc.
Il prit son bâton. On voyait que le sac bombait sous le poil et le bombement faisait que le poil, dans le milieu du couvercle, se dressait. Le garde avait une hotte.
Il faisait du brouillard, mais il ne pleuvait plus.
On a vu Pont s’avancer avec le garde dans la rue mouillée ; puis, étant arrivé au bout du village, entre les deux dernières maisons, là on l’a vu encore soulever de la main ce rideau qui retombe.
Le rideau du brouillard retombe sur Pont qui n’a plus été vu, ni le garde ; – de sorte qu’elle, non plus, personne ne put la voir, parce que c’était beaucoup plus loin sur le chemin qu’elle guettait Pont, s’étant levée avant tout le monde ; puis est venue à la rencontre de Pont de derrière un buisson où elle s’était tenue cachée.
« Oh ! s’il vous plaît… Oh ! s’il vous plaît… »
Mais Pont n’a rien voulu entendre.
Une lettre que Victorine lui tendait, sachant bien l’autre, celle qu’elle avait remise à Romain, n’était pas arrivée à destination ; mais Pont :
« Si tu crois que j’ai le temps de m’occuper de vos amusettes… »
Il disait à Victorine sévèrement :.
« Je ne te comprends pas, une grande fille comme toi… »
Alors elle est restée là avec sa lettre, tandis qu’il passe, est déjà passé, il ne s’est même pas arrêté ; il est déjà ä bon bout d’elle sur le chemin où il s’efface, il pâlit de couleur, il fond peu à peu sur ses bords. Après quoi, un plus haut encore, venait le poste…
Une montée de nouveau dans la montagne, mais temps, ce matin-là, il n’y a rien eu, autour des hommes : ni sommets, ni tours dans le ciel, ni rocailles plus près de vous, et à peine, de la forêt, quelques troncs laissés debout comme pour la figurer ; quelques troncs d’un côté du chemin, et tout juste le dessus de la gorge de l’autre, parce que plus bas elle était bouchée comme par un dépôt de vase.
Une montée encore sur le chemin dans la montagne : elle s’est faite d’abord dans rien du tout. Peu à peu, pourtant, Pont et le garde s’étaient élevés ; finalement, ils étaient sortis de la forêt : là ils ont mis leur tête et leurs épaules hors de la couche du brouillard et de sa croûte. Un peu de vent qui commençait à souffler leur apporte d’en haut des crêtes une légère vapeur comme quand la neige sèche vient à vous de derrière un talus. On a vu les crêtes continuer à fumer vers eux pendant qu’ils s’attaquaient aux lacets ; ensuite, c’est toute la masse des nuées qui a commencé à se fendiller, qui a commencé à bouger, à se balancer dans l’air devenu plus chaud, fit eux-mêmes montaient les lacets, quand, tout à coup, les vapeurs sont montées, panant de bas en haut devant eux comme des ballons, à travers l’espace de l’air. La crête du pâturage s’était donc trouvée inoccupée quand Pont et le garde l’eurent atteinte ; en arrière de la crête, le pâturage lui aussi s’offrait aux yeux dans toute son étendue. Tout de suite, Pont et le garde avaient pu voir et être vus, et ils avaient pu voir qu’ils étaient attendus ; – il y avait trois hommes devant le chalet, puis deux autres, qui étaient le maître et son neveu, sont sortis du chalet ; et, en signe de bienvenue, le maître a levé le bras, tout en étant déjà paru pour aller à la rencontre de Pont.
Seulement, là s’est marqué le changement qui était survenu, là se marque la séparation qui était maintenant entre ceux de là-haut et nous, car premièrement Pont s’arrête ; l’ont s’est arrêté net ; il a porté sa main en avant pour dire : « Reste où tu es », au maître, et aux autres : « Restez où vous êtes, sans quoi je m’en vais » ; un simple geste qu’il fait, et le maître a dû comprendre.
En effet, il ne bouge plus.
Pont repart ; le maître ne bouge toujours pas, ni les autres. Pont s’avance de nouveau, ceux qui sont devant le chalet le regardent venir sans faire un mouvement.
Ainsi ils ont vu Pont venir un peu, puis Pont s’est assis. Arrivé à une petite distance du chalet, Pont s’assied ; il ôte ses souliers. Le garde sortit de la hotte une paire de vieux souliers.
Ceux du chalet regardaient de devant le chalet ; ils voient Pont sortir de son sac un pantalon de toile tout rapiécé qu’il passe par-dessus le sien ; ensuite, il met les souliers que le garde lui tend.
Eux là-bas regardent : Pont s’est mis debout. Pont s’était mis debout, il passe par-dessus sa veste une blouse. Et ce n’est pas tout encore, car, l’instant d’avant, il était nu-tête ; mais maintenant ceux du chalet ont senti le cœur leur faiblir, tandis qu’ils sont devenus gris, à cause du sang qui se retirait de leurs visages à la peau cuite.
C’est que Pont venait de nouveau, et eux se retenaient difficilement de prendre la fuite ; car, au lieu de chapeau, c’est sous un voile noir que Pont venait, l’ayant fixé soigneusement sur son visage et par-derrière ; et le voile lui tombait plus bas que la taille, de sorte que seules les mains en sortaient, couvertes de gros gants de cuir.
Un voile de tulle noir comme ceux qu’on met pour aller lever le miel et quand on va déranger les abeilles ; grâce à quoi il pouvait maintenant approcher et Pont approchait, approchait toujours plus, puis on a vu sa bouche s’ouvrir derrière le voile ; – alors une des bêtes malades avait commencé à meugler longuement dans l’abri.
Derrière le voile, la bouche de Pont s’est ouverte :
« Vous ne les avez pas mélangées avec les autres au moins ?… Bon ! »
Ses yeux étaient blancs, c’est-à-dire qu’on n’en voyait plus que le blanc.
Ceux du chalet ont dû se tenir de toutes leurs forces à la place où ils étaient pour ne pas vider les lieux, pendant que la figure de Pont grandissait toujours, leur venant contre ; et, à présent, c’étaient aussi les questions de Pontqui venaient, ne s’étant pas informé d’eux, mais seulement des bêtes : combien il y en avait de malades ? à quel moment on s’était aperçu de quelque chose ? – s’étant dirigé tout de suite vers l’ouverture de l’abri, pendant le maître suivait et les quatre autres suivaient le maître.
Puis plus rien, tout un grand moment ; plus personne tout un grand moment, sauf le garde assis là-bas a côté la hotte ; et le ciel entre les crêtes continuait d’aller très vite de droite à gauche avec son courant…
C’est Pont qui est reparu le premier ; il se retourne-
« Vous les abattrez toutes les trois ; c’est compris ? »
Il a fit quelques pas sur le chemin, il a commencé à descendre le chemin, il s’est retourné encore :
« Les provisions, on les mettra tous les quinze jours au Scex Rouge, sous la roche… »
Le ciel continuait d’emporter, là-haut, dans son courant les petits nuages qui allaient tous dans le même sens, comme quand on déblaie la neige et on la jette par pelletées dans le ruisseau.
« C’est bien entendu ?… » disait Pont.
Il vient toujours en sens inverse sous son voile ; et eux là-bas regardent, l’un à côté de l’autre ; ils sont sortis à leur tour de l’abri, ils regardent, avec les bras qui leur pendent le long du corps, Pont qui a rejoint le garde, s’assoit, ôte d’abord ses souliers qu’il jette loin de lui, puis le pantalon de toile, jette le pantalon de toile qui tombe à côté des souliers ; ôte ses gants.
Et, pendant que Pont ôte son voile et sa blouse, le garde tire du sac une bouteille pleine d’un liquide sans couleur ; il en verse un peu sur les mains de Pont qui se les frictionne longuement et le bas des bras et les poignets ; puis s’en lave le visage, la bouche, la moustache. Puis se lève, reprend son sac, et le garde, sa hotte. Il n’y avait déjà plus sous le ciel et dans toute l’étendue du pâturage que le peut tas fait par les habits, les souliers « le voile abandonnés au bord du chemin ; pendant que les deux hommes deviennent petits, puis encore une fois la voix de Pont vous arrive : « Ah ! j’oubliais… » Montrant les vêtements : « Il vous faudra brûler tout ça… »
Ils avaient été prendre la hache à long manche dont ils se servaient pour fendre les troncs. Ils ont donné le coup avec le dos de la hache entre les cornes.
Ils ont traîné les trois bêtes hors de l’abri. Ils les ont d’abord amenées toutes les trois devant l’abri où elles boudaient encore faiblement, et tantôt c’était une des jambes de derrière, tantôt l’oreille, tantôt c’était aussi la peau de leurs flancs qui se plissait comme si elles avaient eu des mouches ; mais, leur ayant passé la corde autour de l’avant-train, ils ont recommencé à tirer dessus, ils se mirent à traîner les bêtes jusqu’à un endroit choisi par eux comme étant un des mieux pourvus de terre, vu que, presque partout ailleurs, la roche affleure ; ils les amenèrent là successivement, toutes les trois, avec peine, c’est maintenant la seule espèce d’occupation qu’on ait ; ne s’arrêtant que pour essuyer avec le bras leur front où il y avait une source de sueur intarissable. Ils avaient empoigné cependant le pic et les pelles. Ils tirent un seul grand trou carré, descendant le plus profondément dans la terre qu’ils pouvaient, mais, dès les premiers coups, le pic a commencé de jeter du feu. Il fallut tailler dans le roc et en désagréger les blocs en introduisant dans les fissures la dent du pic.
Ainsi ils allèrent encore tant qu’ils purent (c’est à présent l’espèce d’occupation qu’ils ont) ; puis ils se sont interrompus un moment dans leur besogne pour souffler.
S’étant alors tournés par hasard vers le chalet, ils ont vu Clou qui en sortait.
Clou qui sortait du chalet avec son habit à larges poches et il leur faisait signe de la main : « Au revoir », comme quand on se met en voyage.
Pont, cependant, redescendait. Il est arrivé en avant du poste ; le poste l’a arrêté.
On l’a vu de loin hocher la tête ; et tout le monde dans le poste a aussitôt compris que « ça y était », comme ils disent, pendant que Pont venait, mais la nouvelle avait pris les devants.
Il y a eu comme quand une mécanique se met en branle : un mélange de pleurs d’enfants, de cris de poules, de semelles à clous, de voix ; et, par là-dessus :
« La maladie ! »
Un bout de phrase toujours le même qui revenait continuellement, qui était jeté d’une porte à celle d’en face, » la rue à un des perrons, d’un de ces perrons au suivant :
« La maladie ! La maladie ! »
D’une fenêtre à une autre fenêtre, d’une rue à une rue, de ce bout-ci du village à l’autre bout, – tandis que le président était allé à la rencontre de Pont, puis il tomber sa tête en avant…
Toute cette fin d’après-midi, et toute la soirée encore on avait continué d’aller et venir sous la fenêtre de Victorine.
1 comment