Onvoyait vaguement, entre les branches des buissons, le torrent hausser à ras des prés son dos blanc, qui semblait bouger sur place. Le bon pays était ici avec son herbe déjà haute, pleine de fleurs ; ici, c’était encore le bon pays où le torrent était silencieux et tout tranquille dans les herbages, comme une bête en train de pâturer. Les hommes marchaient en deux groupes : le président et Crittin plus devant. Le président avait une lanterne ; le garde de commune avait une lanterne. On a commencé à monter. On s’éloignait peu à peu du torrent qu’on laissait descendre sur sa gauche comme à la corde, tandis qu’on montait soi-même sur la droite, parmi des bosses de terrain qui venaient se mettre en travers de votre chemin, de sorte qu’il fallait redescendre, puis on recommençait à monter. On a passé devant une petite réunion de fenils qui vous ont regardé venir, se taisant pour vous regarder venir, après quoi ils ont été se serrer les uns contre les autres, comme pour se dire des choses. On y voyait encore un peu ici, à cause des étoiles et à cause de l’assez grande largeur du ciel. Mais voilà que bientôt les bords de la vallée se sont rapprochés, en même temps qu’on a vu s’avancer à votre rencontre une espèce de nouvelle nuit plus noire, mise dans le bas de l’autre comme pour vous empêcher de passer. Le président leva sa lanterne, qui était une lanterne à vitres carrées laissant sortir une bande de lumière sur son devant et sur chacun de ses côtés : on a vu chacune de ces bandes s’allonger : l’une frappant en face de vous la pente raide où les pierres ont eu une ombre, les deux autres faisant venir à droite et à gauche les troncs rouges des pins qui semblaient avoir été cassés à une faible hauteur au-dessus du sol par le vent. On a commencé à cheminer entre ces tronçons de colonnes comme dans un corridor de cave, qui était fait par la lanterne, que la lanterne creusait peu à peu que la lanterne perçait devant vous à mesure qu’on avançait ; puis la lanterne l’ôtait de devant vous, alors tout le noir vous croulait dessus. On était pris dedans, on l’avait qui vous pesait sur les épaules, on l’avait sur la tête, sur les cuisses, autour des mains, le long des bras, empêchant vos mouvements, vous entrant dans la bouche ; on le mâchait ce noir, on le crachait, on le mâchait encore, on le recrachait, comme de la terre de forêt. On se débattait ainsi un moment, comme quand on a été enterré vif, puislumière de la lanterne vous ressuscitait à nouveau ; – pendant que les cinq hommes allaient toujours, et de temps en temps une pierre qu’ils faisaient rouler descendait la pente qu’ils montaient eux-mêmes, mêlant son bruit au bruit leurs souliers. Plusieurs fumaient ; mais, dans une nuit pareille, on a beau tirer tant qu’on veut sur le tuyau de sa pipe et amener à soi toute la quantité de fumée qu’on veut : faute d’être vue, elle est comme si elle n’existait pas. Ils avaient donc laissé peu à peu leurs pipes s’éteindre, ils les avaient fourrées clans leur poche ; ils avaient été sans pipe, ils faisaient seulement un peu de bruit avec les pieds ; puis l’un ou l’autre disait quelque chose, mais, quand on ne peut pas les voir, les mots c’est comme la pipe, les mots eux non plus n’ont point de goût. Les hommes avaient fini par ne plus rien dire du tout ; c’est ainsi qu’on a mieux entendu le torrent quand il est revenu avec son bruit, il a commencé à venir un peu, puis brusquement, à un tournant, il a été là dans toute sa force. C’est qu’on était entré dans la gorge. On aurait eu beau crier à pleins poumons, on n’aurait pas été entendu. On aurait eu beau tirer des coups de fusil : la détonation n’aurait même pas trouvé place dans l’énormité de la rumeur où il leur a semblé flotter comme pris par-dessous les bras et ils se sont même arrêtés un instant. Puis, de nouveau, on a vu la lanterne du président se soulever, décrivant un demi-cercle, on ne savait trop à quelle hauteur au-dessus du sol, ni comment tenue, ni par qui ; allant donc ainsi comme d’elle-même en l’air par ses deux ou trois voyages en rond ; après quoi, les barres de la lumière allèrent frapper sur la gauche une barrière de bois, sur la droite un talus rocheux, tandis que devant vous le chemin est réapparu juste assez large pour vous laisser passer un de front ; c’est pourquoi les hommes se sont mis en file. Le passage avait été pratiqué là dans le roc même qu’on avait fait sauter à la mine, tandis que la paroi tombait à pic sur votre gauche et ainsi le bruit du torrent vous arrivait directement, venant vous frapper sous le menton, sous une de vos oreilles, sur un des cotés de votre figure ; après quoi, par contraste, il y a eu presque du silence, il y eut retombée et vide, il y eut qu’il fallut aller chercher le bruit, pour le retrouver ; c’est qu’on était arrivé dans un renfoncement de terrain.
Ils montent ; ils vont de nouveau à plat, ils montent ; c’est un long voyage que ce voyage du chalet, à cause de la gorge qu’il fallait longer d’abord d’un bout à l’autre. On compte quatre heures pour la montée, en temps ordinaire, deux pour la descente, en temps ordinaire, mais le commencement de mai n’était pas encore un temps très favorable et les quatre heures se trouvèrent largement dépassées. Pourtant on avait vu les sapins s’espacer enfin et on commençait aussi à les distinguer jusqu’à la pointe, dans une une poussière de jour comme celle que le vent fait lever sur les routes. Les troncs se marquèrent par un peu de couleur plus noire dans le gris de l’air, en même temps qu’en haut des arbres, des espèces de lucarnes aux vitres mal lavées se montraient. Les cinq hommes tirent encore un bout de chemin, écartant de devant eux par-ci par-là un dernier rideau d’ombre, puis ils entrèrent tout à fait dans le jour, en même temps qu’ils arrivaient à un espace déboisé, où les lanternes furent seulement deux petites couleurs sans utilité, c’est pourquoi on les a soufflées. Là, il a fallu qu’ils s’avancent avec précaution, à cause d’une large coulée de neige. Crittin allait devant avec sa canne ferrée, commençant par bien creuser avec le pied un trou où il enfonçait jusqu’à mi-jambe, puis il faisait un pas ; et les autres suivaient un à un, mettant le pied dans les trous faits par Crittin. On les a vus ainsi avancer les cinq par secousses, par petites poussées, et ils ont été longtemps cinq points, cinq tout petits points noirs dans le blanc. Ils ont été ensuite dans une nouvelle coulée de neige, ils ont été dans des éboulis ; en avant, et à côté d’eux, les grandes parois commençaient à se montrer, tandis qu’ils s’élevaient vers elles par des lacets et, elles, elles descendaient vers eux par des murs de plus en plus abrupts, de plus en plus lisses à l’œil. Ici, il n’y avait plus d’arbres d’aucune espèce ; il n’y avait même plus trace d’herbe : c’était gris et blanc, gris et puis blanc, et rien que gris et blanc.
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