Et, eux, ils furent de plus en plus petits, là-haut, sous les parois de plus en plus hautes, qui furent grises aussi, d’un gris sombre, puis d’un gris clair ; puis, tout à coup, elles sont devenues roses, faussement roses, parce que ce n’est pas une couleur qui dure ; c’est une couleur comme celle des fleurs, une couleur trompeuse, qui passe vite, car il n’y a plus de fleurs ici non plus, ni aucune espèce de vie ; et le mauvais pays était venu qui est vilain à voir et qui fait peur à voir. C’est au-dessus des fleurs, de la chaleur, de l’herbe, des bonnes choses ; au-dessus du chant des oiseaux, parce que ceux d’ici ne savent plus que crier. La corneille des neiges, le choucas au bec rouge ; les oiseaux noirs ou blancs ou gris qui peuvent encore vivre ici, mais sans chansons ; à part quoi il n’y a rien et plus personne, parce qu’on est au-dessus de la bonne vie et on est au-dessus des hommes ; – pendant que le soleil venait, les frappant tous les cinq en même temps sur le côté gauche de leur personne ; – et l’année est ici de deux mois, de trois mois au plus.

Seulement on est bien forcé d’y aller chercher le petit peu de nourriture qui peut encore s’y trouver, c’est pourquoi les hommes montaient toujours, et ont été frappés par le soleil sur le côté gauche, puis ils ont été dans le soleil tout entiers.

Ils ont été éblouis par l’éclat des flaques de neige qu’ils ont dû traverser encore ; ailleurs, des avalanches étaient tombées, Ils se rapprochaient de nouveau du torrent, ils l’ont vu pendre ensuite à des rochers en face d’eux.

Ils ont alors fait encore beaucoup de chemin, gagnant vers en haut par des lacets, gagnant vers le dessus de cette dernière barrière ; – c’est ainsi que, dans le milieu de la matinée, ils sont arrivés sur le bord du dernier palier de derrière lequel on les a vus sortir, montrant leur chapeau et leur tête, montrant ensuite leurs épaules.

Et tout Sasseneire a été devant eux, avec le glacier qui pendait au-dessus, peint en belles couleurs de même que toute la combe ; et ces belles couleurs toutes ensemble leur sont venues contre ; mais c’est à peine s’ils y ont fait attention.

La seule parole que Prâlong avait dite à son cousin avait été :

« Eh bien ! tu vois qu’en tout cas ce n’est pas la place qui manque. »

Ils s’étaient engagés entre des quartiers de rocs hauts comme des maisons où ils ont enfoncé dans la neige ; ils étaient allés comme dans des petites rues pleines de neige entre ces blocs, ils étaient sortis d’entre ces blocs, ils s’étaient trouvés dans du cailloutis, puis sur la pente où l’herbe était comme du feutre, humide encore et élastique sous la semelle, parce que la neige venait seulement d’y fondre.

Enfin, ils sont arrivés au chalet. On ne le distinguait pas d’abord de la paroi à laquelle il s’adossait et où les poutres de son toit à un seul pan prenaient naissance dans le roc même. Il fallait s’approcher davantage pour voir que ce toit était crevé à plusieurs places, que la porte ne tenait plus dans ses gonds, que le haut des murs avait laissé tomber beaucoup de ses pierres : il est vrai qu’on s’y attendait. Après avoir bien tout examiné, Crittin s’était assis et écrivit des chiffres sur son carnet de poche. Ils avaient fait aller en arrière le bouchon de bois d’une des bottilles qui s’est mis à pendre au bout de sa ficelle ; ils se passaient la bottille, ils mangèrent, ils firent le tour du pâturage ; ils revinrent, ils burent de nouveau, ils mangèrent ; puis Crittin, à une question de Prâlong, qui a articulé un chiffre, parce que la discussion continuait pétulant ce temps :

« Eh bien ! oui, à ces conditions, ça m’irait… »

III

Ainsi tout fut arrangé. Des papiers avaient été signés ; et, dès qu’on put, on envoya là-haut une corvée pour les réparations qui furent rapidement menées.

On monta les paillasses dont on garnit les cadres où on couchait ; on monta enfin la chaudière à fromage, ce qui n’était pas une petite entreprise, mais elle fut menée à bien quand même.

Il ne resta plus qu’à engager les hommes qui devaient accompagner le troupeau.

Or, pendant plusieurs jours, personne ne se présenta ; on commençait à se rendre compte qu’il ne serait pas facile de trouver du monde pour monter là-haut ; c’est alors qu’arriva Clou, et le président n’eut pas une bonne impression quand il vit que c’était Clou qui venait s’offrir le premier.

Clou penchait la tête de côté ; il toussotait :

« Il paraît que c’est à vous qu’on doit s’adresser pout l’alpage… »

Il s’était mis à regarder le président de dessous celle de ses deux paupières qui pouvait servir encore, car l’autre était pour toujours immobile sur l’orbite vide du globe de l’œil ; il avait le nez de travers, il avait la partie gauche de la figure plus petite que la partie droite ; il se tenait devant vous les mains enfoncées dans les poches, il penchait la tête de côté.

On ne savait jamais très bien s’il vous regardait ou non, de sorte que le président se trouva embarrassé, n’ayantréussi encore à engager personne, d’une part, mais parce qu’il aurait beaucoup mieux aimé, d’autre part, s’il l’avait pu, ne pas avoir affaire à cette espèce d’hommes-là ; à un homme de cette espèce, dont plus personne ne voulait depuis longtemps : et Clou vivait on ne savait pas très bien de quoi, allant chasser sans permis, allant pêcher sans permis, allant chercher des plantes dans la montagne, allant chercher des pierres, et on disait de l’or aussi ; tandis que, certaines autres choses, on ne se les disait qu’à l’oreille.

« Ma foi, disait le président, tu comprends, c’est de mon cousin que ça dépend ; je le préviendrai.

— Moi, disait Clou, ça m’arrangerait assez, cet été, parce que là-haut je serais à portée… »

Il allait commencer à faire nuit, c’était un samedi soir. Ils s’étaient donné rendez-vous, les deux. Ils avaient monté encore une fois, les deux, le sentier qui est en arrière du village, pendant que Clou parlait avec le président. Ils avaient monté le sentier, ils avaient tourné avec le sentier. Un peu plus loin, était la place où ils venaient toujours s’asseoir, ayant le coucher du soleil derrière eux. Il y avait là un trou dans la haie ; lui s’y engageait le premier, puis il se retournait pour tendre la main à Victorine. Il la prenait par la main, il disait : « Attention à ta jupe. »

Elle venait, toute pliée aussi, faisant paraître d’abord sa tête ; elle venait encore, puis est ressortie dans le jour et a tendu vers lui sa figure brune, où une mèche noire toute frisée, échappée du peigne, lui tombait jusque sur le nez. Elle la ramenait derrière son oreille, tout en se redressant à son tour. Puis elle lui souriait avec toutes ses dents qui faisaient une barre blanche au bas de sa figure brune…

« Ce sera comme vous voudrez, disait Clou… Moi, j’ai le temps, décidez-vous, vous me direz… »

Ils avaient le coucher de soleil derrière eux, derrière eux ils avaient la haie.

En avant d’eux, étaient les prés en pente au bas desquels il semblait que le village s’était laissé glisser, comme gamins font sur leur fond de culotte. Il y avait, un peu en avant du torrent, sur une partie assez plate où elle s’était arrêtée cette réunion de petits toits, qui se tenaient serrés sous leurs fines fumées bleues. A travers la couleur de ces fumées, on voyait la couleur des ardoises, la couleur du bois ; on voyait les ardoises grises. On voyait ces murs faits en vieilles poutres qui étaient rouges, ou brunes, ou noires, sur des soubassements passés à la chaux. On voyait que les toits se tenaient là épaule contre épaule, s’étant mis ensemble, aimant à être ensemble, voisinant étroitement avec confiance et amitié ; – et Clou disait que ça ne pressait pas ; – on voyait aussi, derrière leurs barrières, les jardins qui commençaient à être verts et à se tacher de jaune, de bleu, de rouge.

Victorine et Joseph étaient derrière la haie, ils s’y trouvaient à l’abri des regards. Il y avait, en face d’eux, les montagnes qui devenaient roses. On entendait causer dans les ruelles, on entendait des portes tourner sur leurs gonds rouillés. On entendait le bruit du verrou de l’étable à cochons pousser longuement son cri tout pareil à celui des bêtes qu’il tient enfermées…

A ce moment, Clou avait fait demi-tour sur lui-même, n’ayant pas ôté les mains de ses poches :

« Ça aurait été commode pour moi, voilà tout… Enfin, décidez-vous. »

Il faut dire qu’il savait qu’on avait peur de lui, alors il en profitait ; – et alors la montagne n’a plus été rose, elle a été jaune.

On donne des coups de marteau, quelqu’un scie du bois.

C’était le soir, au commencement de juin, à un moment où les hommes qui devaient monter au chalet auraient du être déjà engagés ; mais ça n’allait pas tout seul, il ne s’était encore présenté personne, sauf Clou, comme on vient de voir ; – alors ils se tenaient là-haut, les deux, une fois de plus, sous la haie. Longtemps ils n’avaient rien dit. A présent, la montagne devant eux était grise ; même les plushautes pointes avaient été déshabillées de leurs couleurs.

Ils continuaient à ne rien dire. Elle attendait qu’il parlât le premier. Finalement, elle s’était tournée vers lui ; elle commençait à être étonnée. Elle l’a regardé une première fois ; elle le regarde encore comme pour lui demander : « Qu’est-ce qu’il y a ? »

La montagne était devenue toute grise comme quand la cendre se met sur la braise.

On a entendu claquer des fouets ; on a vu les vaches venir boire à la fontaine ; elles faisaient des taches sombres, car la race d’ici est une petite race noire.

On a parlé encore dans le village ; – et Clou venait de s’en aller, l’épaule gauche plus basse que l’épaule droite ; – c’est alors que Victorine a regardé encore Joseph.

Il se taisait toujours ; il a vu qu’il n’allait pas pouvoir se taire plus longtemps. Et ce fut sous la haie, là où ils avaient été déjà si souvent ensemble, tout à coup :

« Écoute, Victorine… »

Après le grand silence qu’il y avait eu entre eux, et le silence à présent commençait à être partout, sauf l’eau qui coule, les feuilles qui bougent ou le bruit de la clochette qu’on laisse au cou de la chèvre et qu’elle secoue toute la nuit ; mais les hommes se taisent et le bruit des hommes se tait ; les hommes sont rentrés chez eux, ils mangent la soupe.

Et c’est comme si Joseph avait attendu exprès jusqu’à ce moment pour qu’elle entendît mieux ce qu’il avait à lui dire ; il a repris :

« Sais-tu, j’ai fait les comptes… Il va nous manquer deux cents francs si on veut se marier à l’automne… Ou bien si tu ne veux plus ? »

Il la regardait du coin de l’œil ; il a vu qu’elle tournait la tête vers lui, puis qu’elle l’a baissée ; il recommence :

« Alors c’est que tu veux toujours ?… » Elle a dit non pour rire avec la tête, il a repris :

« Alors, si tu veux… »

Puis s’arrête encore une fois.

« Ecoute, ma petite Victorine, il nous faut être raisonnables… J’ai eu une idée… Ces deux cents francs… Je me suis dit que j’allais monter à Sasseneire. Ils cherchent du monde.