Il y a vingt ans… » Le maître s’était mis à rire :
« Allez-y seulement, Barthélémy ; ça vous soulagera. Depuis le temps que vous remâchez votre histoire. »
Il avait pris en même temps, sur le fagot, une branche, qu’il jeta dans le feu, et la suite du discours est venue pendant qu’une grosse branche de sapin avec toutes ses aiguilles s’enflammait.
« Oh ! vous n’y croyez pas, je vois bien… Ça ne fait rien, puisque c’est vrai… Et puis j’y étais, continua-t-il. Et on était comme à présent, on était sept comme à présent, dont le grand Chamoson, vous vous souvenez ? non, vous ne pouvez pas vous souvenir de lui, vous êtes trop jeunes. Un homme robuste pourtant, un homme de six pieds, un homme comme on n’en fait plus… »
Il a tiré sur sa pipe qui avait un couvercle percé de trous, et une petite fumée bleue sortant par chacun de ces, trous faisait comme des fils qui se réunissaient en se tordant plus haut dans l’air :
« Et ça a commencé par rien du tout, une écharde qu’il s’était plantée dans le pouce… »
Il a dit :
« Il en est mort. »
Il vous a regardés les uns après les autres ; puis : encore une fois :
« Mort… »
À présent, il disparaissait de nouveau dans l’ombre ; il a été ramené en arrière comme s’il voulait cacher un secret ; pourtant ce n’était pas son intention, car il a recommencé : « On n’a même pas eu le temps de le descendre, parce qu’il était déjà tout enflé, tout noir et enflé… Il était pourri avant d’être mort. » On n’a rien répondu, il n’y avait rien à répondre.
Et Barthélémy a repris :
« Ça en fait un. L’autre, c’était le maître. Il était justement à la place où vous êtes, maître ; on était comme ce soir, seulement on n’était plus que six ; alors, moi, je leur avais dit : “Je vous dis que j’ai entendu marcher de nouveau sur le toit, ça va mal aller… “Ils se sont mis à rire comme vous. J’ai dit : “Vers deux heures du matin, ça m’a réveillé… ” Ils disaient : “Pas nous… ” J’ai dit : “Tant pis pour vous ! ” Mais il y avait aussi que le maître devait aller chasser le lendemain ; et j’aurais voulu au moins qu’il n’y aille pas, comme je lui ai dit : il n’a rien voulu entendre. Eh bien, le lendemain, on l’a trouvé mort dans les rochers. On a dû lui envelopper la tête dans des linges, parce que la cervelle avait coulé dehors… Mort… »
Maintenant, Barthélémy ne s’arrêtait plus, venant avec ses petites phrases de dedans sa grosse barbe :
« On a dû le descendre au village sur une civière, et nous, on n’était plus que trois. On n’était au chalet que les trois ; alors je dis : “Il faut fermer la porte” ; elle n’avait pas plus qu’à présent de serrure, ni de clef, ni même de verrou. Je dis : “Il faut l’attacher avec une corde. ” Je vais chercher la corde, mais les deux autres se lèvent, parce qu’ils étaient fâchés, – ils étaient fâchés je ne sais pas de quoi, mais ils étaient fâchés. Ils m’ont dit : “Pas de ça ! ” Jedis : “Comme vous voudrez. ” N’empêche que c’est le dernier soir qu’on a passé ici, et un peu plus tard ils ont puvoir qui avait raison d’eux ou de moi. Il leur a bien fallu entendre. Ils s’étaient mis assis, puis s’étaient tournés du côté du mur ; ils se cachent la figure sous leur couverture ; ils se roulent en boule dans la paille et sous les couvertures ; moi j’écoute. On marchait sur le toit. Je dis : “Hein ? eh bien, la corde ? ” mais voilà qu’à ce moment on saute en bas du toit. J’arrive comme on allait entrer. J’ai eu juste le temps de donner dans la porte un coup d’épaule au moment où elle s’ouvrait, et puis je l’ai calée dans le bas avec le pied, seulement il m’a fallu la tenir jusqu’au matin, et j’ai été seul à la tenir jusqu’au matin ; et tout était tranquille de nouveau quand le matin a été là ; mais, pour tout l’or du monde, on n’aurait pas pu nous faire rester une heure de plus ici. On est redescendus avec le troupeau le jour même. Et, quelque temps après, les deux autres sont morts… »
Il vient de nouveau en avant ; il dit :
« Morts. C’est pourquoi, l’année suivante, on n’est pas remonté, ni l’année d’après la suivante, ni celle d’après celle-là, ni aucune année, vingt ans de suite, comme vous savez bien et jusqu’à celle-ci. Et c’est qu’on a fini avec le temps par n’y plus croire, mais j’y étais, moi, et ce que je dis est la vérité… »
Ayant recommencé à parler alors en dedans de sa barbe, de sorte qu’on n’entendait plus ce qu’il disait, bien qu’il hochât toujours la tête : et le silence était revenu.
De temps en temps, un tout petit bruit se faisait entendre ; c’était une pierre qui roulait sur le toit, ou bien une goutte d’eau qui tombait.
Le maître a demandé à Barthélémy :
« Alors pourquoi est-ce que vous êtes remonté, cette année ?
— Oh ! à présent, j’ai le papier. »
On l’a vu qui allait avec la main sous sa chemise ; alors cette histoire du papier a fait du bien, parce qu’elle a fait rire, en même temps qu’elle vous aidait à oublier le reste de l’histoire, – parce qu’à présent le maître disait :
« Qui est-ce qui vous l’a donné ?
— C’est Sauget… »
Le maître disait :
« Qui est-ce ça, Sauget ?
— Oh ! vous ne l’avez pas connu non plus, parce qu’il était déjà très vieux, en ce temps-là, mais c’était quelqu’un qui se connaissait à ces choses comme personne, c’était un sage et un savant ; il m’a dit : “Avec ce papier tu ne risques rien ; trempe-le seulement trois fois avant de monter… “ »
Il se leva, et, tout en se levant :
« Trois fois dans le bénitier à Saint-Maurice-du-Lac. Le dimanche après le jour de la fête de Saint-Maurice. »
Étant debout, à présent ; et le maître :
« Est-ce que le papier ne peut pas servir pour nous aussi ? »
Mais Barthélémy n’écoutait déjà plus, vous ayant tourné le dos ; une dernière fois il fut éclairé de dos ; puis il est rentré dans l’ombre ; on l’a vu encore tout juste passer sous la porte basse menant à la chambre où on couche, après quoi on a entendu le bruit de la paille, puis plus rien.
Eux, restèrent un moment encore autour du feu. On les a entendus rire. On ne se rappelle pas si Clou a parlé ou non.
On se rappelle seulement qu’ils restèrent autour du feu plus longtemps qu’à l’ordinaire.
Il y avait dans la chambre où ils couchaient un falot-tempête[11] qui était pendu à un clou.
Ils dormaient dans trois grands cadres de sapin occupant trois des côtés de la pièce, et dans le quatrième une fenêtre était percée ; trois grands cadres supportés par des pieds sur un de leurs bords, scellés de l’autre dans le mur. Ils se sont couchés. Le dernier qui se coucha avait soufflé la lanterne.
Il avait dû se passer beaucoup de temps. Tout à coup, Joseph a entendu qu’on lui parlait tout bas.
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