Vers les cinq heures déjà, on l’a vu qui commençait à être attaqué et à être mordu dans sa partie d’en bas. Ce jour-là, c’était par une sorte de corne surmontant une des arêtes ; elle est entrée en coin dans le bas du soleil, comme quand on veut fendre une souche.

Le soleil fut fendu, en effet, d’un bord à l’autre. On voyait là-haut ses deux moitiés s’écarter toujours plus ; puis elles tombèrent chacune de son côté, comme si elles allaient vous rouler dessus. Deux gros tisons d’un rouge sombre, cependant restaient suspendus, mais ont vite diminué de grosseur. Ensuite, ce fut comme si la corne, puis la paroi la supportant se mettaient à pencher, penchaient de plus en plus ; et elles ont laissé se détacher d’elles leur ombre comme un vêtement qu’elles quitteraient. Il n’y avait plus de soleil. Il n’y avait plus que cette grande ombre qui a été sur nous, puis on l’a vue courir en arrière de nous, grimpant aux pentes avec une grande vitesse ; tandis que les choses changeaient d’aspect, et la couleur de tout et même le climat changeaient.

On passait tout d’un coup d’une des saisons de l’année à l’autre, et du cœur de l’été à une fin d’automne, sans aucune préparation, en même temps qu’on tombait de plusieurs heures dans la journée et vers la nuit. Le soleil caché, c’est déjà ici comme si la journée était finie : c’est pourquoi elles sont si courtes.

Déjà Joseph et Romain se préparaient à aller chercher le troupeau.

On ne savait pas bien où était Clou, on ne savait jamais très bien où il était. Le vieux Barthélémy allait et venait toujours avec sa brouette.

Le maître et son neveu étaient venus s’asseoir au pied du mur en pierres sèches, où on continuait à avoir la bonne chaleur du soleil dans le dos, le mur étant resté chaud de lui comme un poêle de son feu.

Ils attendirent là que le troupeau fût revenu, ensuite ils se sont levés, en même temps que tout le monde revenait, parce qu’il y avait de nouveau des bêtes à traire, à quoi ils se sont mis tous les sept, pendant qu’à présent il semblait que la nuit ne viendrait jamais plus, à cause de la continuation autour de vous de cette demi-obscurité, et grâce à l’éclairage aussi des lampes roses, qui continuaient à briller là-haut, sur les neiges, les plus hautes pointes, au sommet du glacier.

Ils ont trait, ils ont eu fini de traire ; les lampes, là-haut, n’étaient toujours pas éteintes.

Romain s’était mis à faire la soupe, elles éclairaient toujours.

Et encore un peu de temps se passe avant que la première de ces lampes commence à pâlir, comme elle a fait pourtant enfin ; les charbons ont rougi tout en s’enveloppait d’une fine cendre grise, à travers laquelle ils ont essayé de briller encore, mais déjà ils ne pouvaient plus ; – à ce moment, les hommes sont rentrés l’un après l’autre dans le chalet en traînant les pieds.

Et ce fut un peu plus tard autour du feu, parce qu’ils étaient venus s’asseoir autour du feu. Ils étaient assis en cercle. A côté du maître, il y avait le neveu, puis on passait à Joseph, puis à Barthélémy. Barthélémy faisait face à la paroi du fond, et cette paroi n’était pas comme dans les maisons ordinaires faite de main d’ouvrier avec des pierres mises l’une sur l’autre : c’était la paroi même de la montagne, c’est-à-dire un ouvrage de la nature, et non de l’homme, mais de Dieu. C’était l’assise de la grande arête et la base du mur naturel avec la roche naturelle ; il y avait dessus de larges plaques d’humidité qui brillaient à la lueur du feu. Il y avait donc cette paroi ; il y avait, en face de la paroi, la figure de Barthélémy, également éclairée plus ou moins, à cause de la lueur augmentant, puis diminuant par larges cercles, qui faisaient bouger et changer de place les objets dans la pièce. Une figure toute plissée, couleur de peau de jambon, de couenne de lard, la barbe plus large que longue et semblable à de l’herbe sèche, des petits yeux, un tout petit nez, une bouche qu’on ne voyait pas (et on n’en devinait la place qu’à la direction que prenait le tuyau de la pipe en s’enfonçant sous la moustache). Barthélémy faisait face à la paroi, les bras sur les genoux, la tête en avant, entre Joseph et Romain, puis venaient à sa droite Clou et le boûbe, et le maître et le neveu du maître étaient à sa gauche. Barthélémy était assis face à la paroi, et, quand on regardait Barthélémy, on voyait que sa grosse barbe bougeait toujours, mais il ne disait rien. Les autres se taisaient aussi, étant dans le moment qui suit le temps où on a mangé, et on laisse l’estomac faire sa besogne, après qu’on a bourré sa pipe. Dehors, il devait faire complètement nuit ; peut-être qu’il y avait des étoiles, peut-être qu’il n’y en avait pas : on ne pouvait pas savoir. On n’entendait rien. On avait beau écouter, on n’entendait rien du tout : c’était comme au commencement du monde avant la naissance de l’homme ou bien comme à la fin du monde, après que les hommes auront été retirés de dessus la terre, – plus rien ne bouge nulle part, il n’y a plus personne, rien que l’air, la pierre et l’eau, les choses qui sentent pas, les choses qui ne pensent pas, les choses qui ne parlent pas. On écoutait, il ne venait rien ; c’était une nuit sans vent ; on écoutait encore ; il ne venait toujours rien. De sorte que, par contraste, à l’intérieur du chalet, craquement du feu commençait à être un grand bruit, ou bien quand on déplace le pied ou bien on tousse ou bien quand on crache. De sorte qu’également le petit bruit qu’a fait ensuite Barthélémy a été un grand bruit ; quand il a dit « Oui, oui », puis de nouveau il hoche la tête, et : « Oui, oui », dans sa barbe, à cause sans doute de ce discours qu’il se tenait toujours en dedans. Les hommes se tournèrent vers lui. Il hocha alors la tête ; puis on le vit qui avançait un peu ses mains, avançant dans le même moment sa barbe. Et le maître :

« Alors quoi ? ça vous tient toujours ?… »

Tout à coup, il y a eu la voix du maître qui était venue, et elle vous a fait peur, mais elle vous rassurait en même temps. Elle avait ramené la vie. Ils se déplacèrent tous, bougeant leurs genoux, leurs coudes, leurs bras, leurs pieds, rompant ainsi la trop grande immobilité de leur corps ; alors aussi le feu a jeté une flamme plus vive qui les éclaire de nouveau, pendant que les ombres couraient à côté des objets sur la terre battue, et il a semblé que la figure de Barthélemy venait en avant.

Il a dit :

« C’est que j’y étais. »

Sa figure parut grandir, toute sa personne grandissait : – elle fut retirée en arrière, en même temps que la lueur du feu baissait. « Oui… J’y étais.