Il montait avec la bête du président et les provisions, du sel, du pain, du maïs, du fromage, qu’il avait achetées aux frais du président ; mais, tout en remontant, il se voyait déjà comparaissant devant le juge, assis sur une chaise devant la table en sapin noir dans la chambre des jugements, – parmi les pierriers, parce qu’il était arrivé dans les pierriers. Et ce qui ne lui donnait pas non plusenvie d’aller plus vite, c’était la réception qu’il pensait bienqu’on lui ferait là-haut.
Pourtant rien ne se passa comme il avait prévu. Il était midi passé quand il arriva au pâturage.
Il sort d’abord seulement la tête de derrière le bord de l’étage, et, de dessous l’aile de son chapeau, il regarde ; il voit qu’il n’y a personne devant le chalet, personne alentours.
La tête du mulet sort à la suite de la sienne, lui sort tout entier : toujours personne, ni sur la porte du chalet grande ouverte, ni plus en avant de la porte, ni nulle part dans le pâturage.
Romain continua à avancer. Il a fallu qu’il poussât beaucoup plus loin, il a fallu qu’il ne fût déjà plus qu’à une centaine de mètres du chalet pour qu’alors il ait vu Joseph sortir en courant de l’abri aux bêtes avec un seau qu’il va remplir à la fontaine, puis qui rentre toujours courant avec son seau, sans même avoir tourné la tête vers Romain.
Romain s’avance encore un peu. Au bas de la dernière montée, le chemin tourne, attaquant la pente de front ; ainsi on se trouve faire face au chalet ; c’est là que Romain a pu enfin apercevoir, dans l’abri aux bêtes, le maître, puis Joseph, puis le neveu du maître, puis Barthélémy, qui étaient tous ensemble dans l’abri, et se penchaient l’un après l’autre sur quelque chose qu’on ne distinguait pas, tandis qu’il y avait avec eux, dans l’abri, contrairement à l’habitude, plusieurs bêtes.
Romain avait commencé à comprendre et avait déjà compris à moitié, quand le maître en se déplaçant a laissé voir un seau qui était posé à terre ; alors Romain comprend encore mieux, parce que le maître avait pris la patte d’une des bêtes, pendant que Joseph tenait le seau… « La maladie ! »
Le mot avait été écrit tout à coup dans la tête de Romain, et il lut le mot dans sa tête, puis s’arrêta net, dans le même moment que le maître, l’ayant enfin vu venir, lui criait : « Halte ! » ayant tourné la tête vers lui sans se redresser.
« Reste là… Bouge plus… Laisse le mulet où il est… » Sans même avoir pris garde, semble-t-il, que le mulet en question n’était plus le sien et qu’on le lui avait changé (de taille, de robe, d’âge, de tout), – les autres de leur côté n’ayant fait que lever distraitement la tête pour la baisser de nouveau tout de suite.
« Tu vas vite redescendre et puis tu diras… Tu diras à Pont[12] de monter. Avertis tout le monde pour qu’on ne vienne pas avant que Pont… Ah ! malheur… Si c’est ça… Mais Pont verra bien ; alors descends vite… »
Tournant de nouveau vers Romain une figure toute en. changée, pendant qu’il hochait la tête :
« Il faut qu’il monte demain matin. »
Romain ne pouvait déjà plus l’entendre, s’étant remis en route pour son cinquième ou sixième voyage, mais il ne sentait pas la fatigue tant la nouvelle était d’importance. Et il se trouvait, en outre, qu’elle arrangeait tout pour lui.
Il pouvait être midi. Le ciel taisait ses arrangements à lui sans s’occuper de nous. Dans le chalet, ils ont essaye encore d’ouvrir la bouche aux bêtes suspectes, empoignant d’une main leur mufle rose, introduisant les doigts de l’autre main entre leurs dents, tandis qu’elles meuglaient ; – et là-haut, le ciel faisait ses arrangements à lui. Il se couvrait, il devenait gris, avec une disposition de petits nuages, rangés à égale distance les uns des autres, tout autour de la combe, quelques-uns encapuchonnant les pointes, alors on dit qu’elles mettent leur bonnet, les autres posés à plat sur les crêtes. Il n’y avait aucun vent. Le ciel là-haut faisait sans se presser ses arrangements ; peu à peu, on voyait les petits nuages blancs descendre. De là-haut, le chalet n’aurait même pas pu se voir, avec son toit de grosses pierres se confondant avec celles d’alentour, et les bêtes non plus ne pouvaient pas se voir, tandis qu’elles s’étaient couchées dans l’herbe et faisaient silence. Il y avait que le ciel allait de son côté, – nous, on est trop petits pour qu’il puisse s’occuper de nous, pour qu’il puisse seulement se douter qu’on est là, quand il regarde du haut de ses montagnes. Les nuages glissaient toujours aux pentes d’un même mouvement à peine saisissable, comme quand la neige est en poussière et qu’il y a ce qu’on appelle des avalanches sèches. Les petits nuages blancs descendaient ; – et lui, pendant ce temps, Joseph était sorti et allait dans le pâturage, mais qui aurait pu le voir ? Est-ce qu’il comptait seulement ? N’étant même plus un point, lui, parmi les gros quartiers de rocs, qu’il contournait ; non vu, nonentendu, vu de personne, entendu de personne ; n’existant même plus du tout par moment, parce qu’il disparaissait dans un couloir. Il longeait le torrent, sur le bord duquel se trouvent les plus gros des quartiers de roc tombés autrefois des parois (et ils continuent à tomber), semblables à des maisons sans toits et sans fenêtres, laissant entre eux d’étroites ruelles tortueuses et faisant là comme un autre village en plus petit. Mais il n’y avait ni enfants, ni femmes, ni hommes, ni bruit de voix, ni bruit de scie, bruit de faux, ni cris de poules, ni quand on plante un clou, ni quand on rabote une planche ; et, portant ses regards autour de lui, Joseph continuait de se faire mal aux yeux à des pierres, à toujours des pierres, à rien que des pierres ; et à toujours personne, et à cette absence de tout mouvement et de tout bruit. Rien que des pierres, avec un peu de gazon par place, quelques buissons, les hautes tiges de gentianes ; rien que des pierres et l’eau qui est comme un serpent qui rampe ; parue, disparue, reparaissant. Il allait sans trop savoir où il allait. Il se disait : « Je ne vais plus pouvoir descendre, elle ne va plus pouvoir monter et on va être séparés, on va être complètement séparés… »
Il a été entre deux nouveaux quartiers de roc, puis il en sort et l’eau se montre de nouveau à côté de lui, faisant bouger son dos à écailles : « Et Dieu sait combien de temps on va être séparés… »
Sentant venir sa petitesse en même temps que le malheur venait, et la menace du malheur était partout autour de lui à ces parois, parmi ces pierrailles là-haut, l’énormité des tours, des cheminées, des vires, tout ce mauvais pays d’ici, puis : « Pourquoi est-ce que j’y suis venu ? Elle ne voulait pas que je monte. Si seulement je l’avais écoutée », – pendant qu’il allait toujours sans savoir où il allait. « Oh ! elles voient plus loin que nous, elles savent mieux voir que nous… Et, à présent, où es-tu, petite ? toi que je n’ai pas écoutée. »
Ça lui chantait tristement dans le cœur, tandis qu’il tenait la tête baissée : « Sans quoi, on serait ensemble et aujourd’hui on aurait été se promener ensemble ; et, à présent, on rentrerait, parce que tu aurais dit : “Il va pleuvoir. “ »
Il disait : « Où es-tu ? Tu es toute seule, où es-tu ?… Voilà que Romain va arriver au village, ce grand fou ; je l’entends d’ici : “Vous ne savez pas ? ils ont la maladie là-haut ! “ » Joseph entendait Romain crier tout haut la nouvelle. Elle est dans la cuisine ; son père doit être assis sur le banc devant la maison ; alors elle se penche par la fenêtre et dit : « Qu’est-ce qu’on entend ? »
La voyant très bien d’où il est, qui se penche par la fenêtre, et son vieux père, qui est assis sur le banc, se lève, allant jusqu’au milieu de la rue dans ses habits du dimanche.
Joseph, d’où il est, voit tout ; il voit la rue, il voit le bout de la rue, il voit dans le bout de la rue une poule effrayée qui se sauve en battant des ailes, parce qu’une femme vient en courant ; puis la femme monte l’escalier : « Maurice ! » appelant son mari qui sort :
« Ils ont fait demander à Pont de monter… C’est la maladie.
— Pas possible ! »
Lui, voit tout, et, elle, qu’est-ce qu’elle va dire ? Il arecommencé alors à la chercher des yeux autour de lui ; elle n’y est plus. A ce moment, une vue toute mélangée lui est venue où une grosse pierre apparaît devant un des bancs du village, et elle a masqué le banc. Un personnage, des figures sont effacés. Les personnages, les figures sont effacés ; ils prennent une couleur grise, ils s’usent devant Joseph comme du linge qui a trop servi ; alors Joseph a connu de nouveau qu’il était dans un lieu où il n’y avait plus personne ; la séparation s’est refaite de lui à elle et de lui à là-bas ; il a été parmi les pierres de plus en plus nombreuses qui viennent s’entasser et se mettre les unes sur les autres à sa droite comme à sa gauche ; puis quelque chose devant lui l’a obligé à faire halte.
Il vit qu’il était arrivé dans le fond du pâturage ; là, le chemin était barré. Là il fallait qu’on levât la tête, qu’on la levât davantage encore, qu’on la renversât tout à fait.
Et, tout là-haut, les yeux touchaient finalement à une espèce de brouillard pâle faisant suite à un ciel comme de la terre mouillée ; puis, en retour vers vous, venait le glacier, ainsi voilé dans sa partie supérieure, mais pas plus bas.
1 comment