de sorte qu’il éclairait en vert par places et en bleu à d’autres. Partout où la neige tenait encore, il éclairait en vert ; ailleurs la glace était à nu et elle avait une couleur comme celle qu’on voit quand on regarde à travers un morceau de verre bleu. C’était dressé, en même temps que ça tombait ; ça venait vers en bas en même temps que c’était immobile : une cascade de mille mètres et plus, changée en pierre, mais ayant encore ses remous, ses bouillonnements, ses surplombs, ses élans en avant, ses brisements, ses repos ; et, enfin, dans le bas, elle reprenait sa course sous la figure du torrent craché là par une dernière cuvasse, entre deux sortes de larges pattes blanches frangéesde noir.
Tout le glacier qui était là, ayant barré le chemin à Joseph, alors Joseph renverse la tête : et de nouveau venait cette énorme chose pas vraie, qu’on ne pouvait pas prendre, ne produisant rien, ne servant à rien, comme on était arrivé au bout de la vie, au bout du monde, aubout du monde et de la vie.
Joseph recommençait à faire monter ses yeux, à les faire descendre : il lui semblait que s’il tournait seulement le dos le glacier allait se mettre en mouvement pour de bon et lui sauter dessus. Il ne pouvait plus aller en avant, il n’osait pas revenir sur ses pas ; alors l’éclairage devant lui a changé une fois de plus, parce qu’il pâlissait, et on a commencé à entendre tomber des pierres. On entendait aussi, par moment, des craquements comme quand un homme couché fait craquer le sommier de son lit. Puis les pierres ont recommencé à rouler et elles roulaient à la gauche de Joseph, tandis qu’il aurait voulu s’en aller et il n’osait pas ; il ne voulait pas s’en aller et en même temps il voulait ; – pendant que les pierres roulaient de nouveau.
Il regarde si ce ne serait pas quelque chamois, quelque bête sauvage (car il y a des marmottes, il y a même des renards à ces hauteurs, parfois il y a le lièvre des neiges qui est blanc), – un reste de vie qui ferait du bien, tellement tout est mort ici ; il regarde de la tête sans remuer le corps, tournant seulement la tête sans se déplacer ; c’est alors qu’il a vu un homme, si c’est bien un homme, qui bouge là-haut dans les pierriers, un homme couleur de pierre qui a été caché derrière un bloc, puis est venu sur le côté du bloc se dédoublant de lui, tandis que des cailloux éclatés, comme ceux que les cantonniers cassent à coups de masse, viennent en bondissant par petites troupes du côté de Joseph.
Une personne avec des habits, un homme, il semble bien, mais un homme couleur de pierre, un homme pareil à une grosse pierre qui seulement se déplacerait ; alors Joseph regarde mieux, regarde plus fort, tandis qu’il a envie de se sauver et ne peut toujours pas ; puis alors il voit qui c’est, mais il se dit : « Pas vrai ! » il se dit : « Pas possible ! comment serait-il ici ?… » Puis, quand même, c’est bien lui… que oui…
Joseph voit qu’en effet c’est Clou, car au même instant Clou l’appelle :
« C’est toi, Joseph ? Attends-moi. »
Bien que Joseph n’ait toujours pas bougé, tandis que Clou vient ; maintenant on voyait sa veste où il y avait deux grosses poches qui étaient pleines :
« Qu’est-ce que tu fais là, Joseph ? »
Il avait une grosse veste grise et carrée ayant la forme d’un de ces rocs qui l’entouraient ; il a semblé rouler vers nous comme un de ces gros cailloux qu’il faisait rouler.
« Moi, tu comprends, c’est le métier… Et puis, j’en ai. »
Il continue :
« Mais toi ? »
Car aucune réponse n’était venue.
Puis il se remet à descendre :
« Ou bien si c’est que le goût t’en viendrait ? »
Alors on l’entendit rire, parce qu’il s’était arrêté de nouveau et les pierres en roulant les unes sur les autres, en se heurtant, en se trottant, semblaient se mettre à rire aussi.
Et Clou vint de nouveau, pendant que Joseph n’avait toujours pas bougé ; Clou a été là, il se tenait un peu au-dessus de Joseph, il était éclairé sur son côté gauche. Il était éclairé en vert sur la petite moitié de sa figure, celle qui n’avait pas d’œil, et la grande moitié était dans l’ombre, de sorte qu’on ne pouvait pas savoir si son bon œil vous regardait ou non. Il était là, il disait :
« Tu entends ?… »
Il tapa sur ses poches, il tapa sur les gros sacs que faisaient ses poches, en bas et de chaque côté de sa veste, et qui tendaient le drap sur les épaules, les faisant aller en avant ; faisant aller en avant tout son grand corps, faisant aller en avant son long cou maigre ; – il tapa sur ses poches, elles firent entendre un bruit :
« C’est vrai ? Ça te dirait ? j’en ai, tu sais… »
Il rit.
« Tu as bien raison : on n’aura qu’à partager. »
Il baissait la voix.
« C’est qu’ils sont foutus, au chalet… C’est la maladie. Moi, ça m’arrange assez, mais, toi, qu’est-ce que tu vas faire ? »
Il a fait encore un pas, il regarde autour de lui, comme si on avait pu l’entendre ; puis, baissant la voix :
« Sais-tu ? tu vas venir avec moi… Tu m’aideras. Il y a des places où il faudrait être deux. Il faudrait s’y laisser descendre, tu tiendrais la corde ; il faudrait aussi pouvoir creuser… Parce qu’il y en a, tu sais… »
Il regarda de nouveau tout autour de lui, une fois et encore une fois, à droite et à gauche, en haut et en bas ; il a mis la main dans la poche, il l’en sort : elle était pleine. C’était du côté éclairé, alors elle a été éclairée, et ce qu’il y avait dedans était éclairé : ça a brillé devant Joseph, brillé dans la grosse main noire, avec des feux blanc, feux verts, des feux violets :
« Tu vois… Et puis, tu sais, ce n’est pas tout… Il y a de l’or… Je sais les places… Dis donc, Joseph… »
S’approchant encore de Joseph, mais alors Joseph a commencé à reculer ; et, quand Clou faisait un pas en avant, Joseph faisait un pas en arrière :
« Et, dès qu’on en aura en suffisance, on s’en va. On passe les cols. On les laisse crever où ils sont. On les laisse crever avec leurs bêtes ; nous, on passe les cols avec notre belle provision qui vaudra cher dans les villes. Et on partage le bénéfice… Tu as une fiancée ; tu lui écriras de venir. »
Il venait en avant, il faisait un bruit avec ses pierres ; – tout à coup Joseph n’a plus été là. Il avait fait demi-tour, et l’autre, maintenant, dans le dos de Joseph :
« Tu ne veux pas ? C’est comme tu voudras. Et puis tu vas avoir le temps de réfléchir… »
Il riait encore.
« Tout le temps de réfléchir, et plus encore qu’il n’en faut… Tu n’auras qu’à venir me dire… »
Il a ri plus fort.
« Tu es bien pressé… Attends-moi… Je vais du même côté que toi, on rentre ensemble. »
Joseph courait toujours. Il courut un grand moment encore, puis il s’arrêta, il regarda derrière lui ; sur quoi, il courut de nouveau.
Sur quoi, il s’est arrêté ; il a regardé derrière lui ; on ne voyait plus personne, on voyait seulement que le ciel était descendu encore, masquant à présent le glacier jusque dans le milieu de sa pente ; alors Joseph a pensé au troupeau qu’il faudrait rentrer, puis il pense qu’on ne va pas pouvoir le rentrer, à cause des bêtes malades, – se dirigeant, pendant ce temps, du côté où étaient les sonnailles qui venaient de temps en temps à votre rencontre par un coup isolé, Puis un coup, puis encore un coup.
Justement, il voit le maître et son neveu qui s’avançaient de son côté ; et le maître :
« Où étais-tu ? je te cherchais. »
Puis le maître :
« Qu’est-ce qu’il faut faire ? C’est le mauvais temps. »
Á peine s’ils se distinguaient l’un l’autre dans l’air qui noircissait déjà, se pénétrant rapidement d’une espèce de fausse nuit qui venait avant la vraie.
« Ah ! mon Dieu. qu’est-ce qu’il faut taire ?… »
Cependant ils avaient commencé à pousser le troupeau vers le chalet ; alors le maître a dit :
« Tant pis, on le laissera dehors sous la roche. »
Il a dit à son neveu :
« Cours en avant. Tu fermeras l’abri avec des planches, pour empêcher les bêtes qui y sont d’en sortir. »
Clou avait été sans rien dire dans la chambre où était son lit ; on l’avait entendu qui vidait ses poches dans un sac.
Il a vidé ses pierres dans un sac, sur ce lit où il allait y avoir de la place pour toutes les pierres qu’on voudrait, puisque le boûbe n’était plus là, et que Romain non plus n’était plus là ; alors Clou ne se gênait pas pour vider ses poches à grand bruit.
Il vint s’asseoir devant le feu un moment après. Ils n’étaient plus que cinq, lui compris. Ils se tenaient autour du feu. Le maître avait la tête dans les mains. Il l’a levée quand Clou est arrivé ; il a regardé Clou avec une figure toute changée ; puis :
« Est-ce que vous vous moquez de moi, vous ? »
Une figure toute changée et toute tirée, où il semblait que la moustache ne tenait plus bien et allait tomber :
« Si vous croyez que c’est pour que vous vous promeniez qu’on vous paie… quand justement on n’est plus que cinq hommes… Cinq hommes, et trois bêtes malades… »
Mais il se tut soudain, parce que Clou le regardait.
Clou était venu s’asseoir à sa place habituelle qui était de l’autre côté du foyer, vis-à-vis de celle du maître ; – ets’étant donc laissé tomber là sur le banc tout en allongeantles jambes avec un soupir, voilà qu’il avait simplement levé ensuite la tête vers le maître, qui avait détourné les yeux, et s’était tu…
Il pleuvait à grosses gouttes ; l’eau, s’étant frayé un passage entre les pierres plates qui couvraient le toit, tombait autour de vous sur la terre battue.
Il y avait sur le toit un bruit comme si on marchait sur le toit ; à l’intérieur du chalet, il y avait un petit bruit comme si on parlait à voix basse.
Il y avait aussi le vent qui se levait.
Entre les coups de vent, on entendait meugler les vachesdans l’abri.
Et Clou, alors, a commencé :
« Dites donc, Barthélémy, vous l’avez toujours, votre papier ?… »
Mais, à ce moment, le maître s’est mis debout, il a été prendre dans la chambre où on couchait le falot-tempête ; il est revenu avec le falot-tempête.
« Parce qu’il me semble, disait Clou, qu’il va bientôt pouvoir servir, votre papier…
— Oh ! je l’ai », dit Barthélémy, ayant été le chercher de nouveau avec la main sous sa chemise.
« Bon ! » dit Clou, et Clou riait…
Le falot-tempête était allumé. Le maître, le tenant à la main, se dirigea vers la porte. Il arriva à la porte. Le maître tendit le bras pour ouvrir la porte. Le vent soufflait.
Le maître tend le bras pour ouvrir la porte, mais il ne l’a pas ouverte. Il se tourne vers son neveu :
« Dis donc, viens avec moi.
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