Ce jour-là, Lebrac s'abstint de brailler et, quand on l'eut nanti de ses vêtements du dimanche, on lui permit, lorsque sonna le second coup de la messe, de se rendre sur la place en lui faisant toutefois remarquer, avec une ironie totalement dépourvue d'élégance, qu'il n'avait qu'à recommencer comme la veille!

Toute l'armée de Longeverne était déjà là, pérorant et jacassant, rem‚chant la défaite et attendant anxieusement le général.

Il entra simplement dans le gros de la bande, légèrement ému toutefois de tous ces yeux brillants qui l'interrogeaient muettement.

- Ben oui ! fit-il, j'ai, reçu la danse. Et puis quoi! on n'en crève pas,

" pisque " me voilà!

N'empêche que nous leur z-y devons quéque chose et qu'ils le paieront.

Cette façon de parler, qui semblerait au premier abord, et pour quelqu'un de non initié, dépourvue de logique, fut pourtant admise par tous et du premier coup, car Lebrac fut appuyé dans son opinion par d'unanimes approbations.

- «a ne peut aller comme ça ! continua-t-il, Non, faut absolument trouver quéque chose. J'veux plus me faire taugnerl à la cambuse, " passe que "

d'abord on ne me laisserait plus sortir et puis, il faut 'leur faire payer la tournée d'hier.

- Faudra y penser pendant la messe et on en recausera ce soir.

A ce moment passèrent les petites filles qui, en bande, se rendaient, elles aussi, à l'office. En traversant la place, elles regardèrent curieusement Lebrac " pour voir la gueule qu'il faisait ", car elles étaient au courant de la grande guerre et savaient déjà toutes, par leur frère ou leur cousin, que, la veille, le général, malgré une résistance héroÔque, avait subi le sort des vaincus et était rentré chez soi dépouillé et en piteux état.

Sous les multiples feux de tous ces regards, Lebrac, bien qu'il f˚t loin d'être timide, rougit jusqu'au bout des oreilles ; son orgueil de m‚le et de chef souffrait horriblement de sa défaite et de cette sorte de déchéance passagère, et ce fut bien pis encore quand sa bonne amie, la soeur de Tintin, lui jeta au passage un regard de tendresse aux abois, un regard désolé, inquiet, humide et tendre qui disait éloquemment toute la part qu'elle prenait à son malheur et tout l'amour qu'elle gardait envers et malgré tout pour l'élu de son coeur.

Malgré ces marques non équivoques de sympathie, Lebrac n'y tint pas ; il voulut à tout prîx se justifier complètement aux yeux de son amie ; et, l

‚chant sa bande, il entraîna Tintin à part et entre quatre-z-yeux lui demanda :

- Y as-tu au moins tout bien raconté à ta soeur?

- Pour s˚r affirma l'autre : elle pleurait de rage, elle disait que " si elle aurait tenu le Migue la Lune elle y aurait crevé les oeils ".

- Y as-tu dit que c'était pour délivrer Camus et que si vous aviez été plus lestes, ils ne - m'auraient pas chopé comme ça?

- Mais oui que j'y ai dit ! J'y ai même dit que, tout le temps qu'ils te saboulaient, t'avais pas pleuré une goutte et puis que pour finir tu leur z'y avais montré ton cul. Ah ! ce qu'elle m'écoutait, mon vieux. C'est pas pour dire, tu sais, mais elle te gobe, not' Marie ! Elle m'a même dit de t'embrasser, mais entre nous, tu comprends, entre hommes, ça ne se fait pas, ça a l'air bête ; n'empêche que le coeur y est ; mon vieux , les femmes, quand ça aime... Elle m'a aussi dit qu'une autre fois, quand elle aurait le temps, elle t‚cherait de venir par derrière pour, des fois que si tu étais repris, tu comprends, elle te recoudrait des boutons.

- J'y serai pas repris, n.. d. D... ! non, j'y serai pas, fit Lebrac, ému tout de même.

Mais quand je " r'irai " à la foire de Vercel " dis-y " que je lui rapporterai un pain d'épices, pas un petit guiguillon de rien du tout, mais un gros, tu sais, un de six sous avec une double devise!

- Ce qu'elle va être contente, la Marie, mon vieux, quand j'y dirai, reprit Tintin, qui songeait avec émotion que sa soeur partageait toujours avec lui régulièrement ses desserts. Il ajouta même, se trahissant dans un élan de générosité

- On t‚chera de le bouffer tous les trois ensemble.

- Mais, c'est pas pour toi que je l'achèterai, ni pour moi, c'est pour elle !

- Oui, je sais bien, oui ! mais tu comprends, des fois, une idée qu'elle aurait de faire comme ça!

- Tout de même, convint Lebrac pensif, et ils entrèrent avec les autres à

l'église, les cloches sonnant à toute volée.

quand ils se furent casés, chacun à son poste respectif, c'est-à-dire aux places que les convenances, la vigueur personnelle, la solidité du poing leur avaient fait s'attribuer peu à peu après des débats plus ou moins longs (les meilleures étant réputées les plus proches des bancs des petites filles), ils tirèrent de leurs poches qui un chapelet, qui un livre de messe, voire une image pieuse pour avoir " l'air plus convenable ".

Lebrac, comme les autres, extirpa du fond de sa poche de veste un vieux paroissien au cuir usé et aux lettres énormes, héritage d'une grand-tante à

la vue faible, et l'ouvrit n'importe o˘, histoire d'avoir lui aussi une contenance à peu près exempte de reproches.

Peu curieux des oraisons, il tourna son 1ivre à l'envers et, tout en fixant, sans les voir, les immenses caractères d'une messe de mariage en latin, de laquelle il se fichait pas mal, il réfléchit à ce qu'il proposerait le soir à ses soldats, car il se doutait bien que ces sacrés asticots-là ne trouveraient comme d'habitude rien du tout, du tout, et se reposeraient encore sur lui du soin de décider ce qu'il faudrait faire pour remédier au danger terrible dont ils étaient tous plus ou moins menacés.

Tintin dut le pousser pour le faire agenouiller, lever et asseoir aux moments désignés par le rituel et il jugea de la terrible contention d'esprit de son chef à ce que celui-ci ne jeta pas une seule fois les yeux sur les gamines, qui, elles, de temps en temps, le reluquaient pour voir "

quelle gueule qu'on fait " quand on a reçu une bonne volée.

Des divers moyens qui s'offrirent à son esprit, Lebrac, partisan des solutions radicales, n'en retint qu'un, et le soir, après vêpres, quand le conseil général des guerriers de Longeverne fut réuni à la carrière à

Pepiot, il le proposa carrément, froidement et sans tergiversations.

- Pour ne pas se faire esquinter ses habits, il n'y a qu'un moyen s˚r, c'est de n'en pas avoir. Je propose donc qu'on se batte à poil !...