Et d'abord, d'o˘ viens-tu comme ça? Tu sors pas de classe peut-être, à ces heures-ci ?

- J'ai perdu mon crochet de blouson, marmotta Lebrac, évitant une réponse directe.

- Las-moi! Mon doux Jésus ! s'exclama la mère, quels gouillands que ces cochons-là ! ça casse tout, ils déchirent tout, ils ravalent tout ! Ou'est-ce qu'on veut devenir avec eux ?

- Et tes manches? interrompit de nouveau le père. T'as perdu aussi les boutons ?

- Oui ! avoua Lebrac.

Après cette nouvelle découverte, qui, avec la rentrée tardive, décelait une situation particulière et anormale, un examen détaillé s'imposait.

Lebrac se sentit devenir rouge jusqu'à la racine des cheveux.

- Merde ! ça allait rien barder!

- Viens voir un peu ici au milieu

Et le père, ayant levé l'abat-jour de la lampe, sous les quatre paires d'yeux inquisiteurs de la famille, Lebrac apparut dans toute l'étendue de son désastre, aggravé encore par les réparations h‚tives que des mains enthousiastes et bienveillantes certes, mais trop malhabiles, avaient achevé au lieu de le tempérer.

- Ben, nom de Dieu ! ah salaud ! ah cochon ! ah vaurien ! ah rossard !

grognait le père après chaque découverte. Pas un bouton à son tricot ni à

sa chemise, des épines pour fermer sa braguette, une épingle de s˚reté pour tenir son pantalon, des ficelles à ses souliers !

- Mais, d'o˘ sors-tu donc, nom de Dieu de saligaud, gronda Lebrac père, doutant que lui, calme citoyen, e˚t pu procréer un garnement pareil, tandis que la. mère se lamentait sur le travail continuel que ce polisson, ce bougre de gredin de cochon d'enfant lui donnait quotidiennement.

- Et tu t'imagines que ça va durer longtemps comme ça, peut-être, reprit le père, que je vais dépenser des sous à élever et à nourrir un salopiot comme toi, qui ne fout rien, ni à la maison, ni en classe, ni ailleurs, même que j'en ai parlé ce soir à ton maître d'école? je t'en foutrai, bandit ! Je vas te faire voir que- les maisons de correction elles sont pas faites pour les chiens. Ah ! rosse !...

- D'abord, tu vas te passer de souper! Mais vas-tu me répondre, nom de Dieu! o˘ t'es-tu arrangé comme ça ?

- !....

Ah ! tu ne veux rien dire, crapule, ah oui, vraiment! eh bien, attends un peu, nom de Dieu, je veux bien te faire causer moi, va !

Et saisissant dans le fagot entamé près de la Cheminée un raim de coudre souple et dur, arrachant la chemise, jetant bas la culotte, le père de Lebrac administra à son rejeton, qui se roulait, se tordait, écumait, r

‚lait et hurlait, hurlait à faire trembler les vitres, une de ces raclées qui comptent dans la vie d'un môme.

Puis, sa justice ayant passé, il ajouta d'un ton sec et qui n'admettait pas de réplique :

- Et file te coucher maintenant, et vivement, hein nom de Dieu ! et que j'entende " quéque chose " !...

Sur sa paillasse de turquit et son matelas de paillette Lebrac s'étendit las intensément, les membres brisés, le derrière en sang, la tête bouillonnante ; il se retourna longtemps, médita longuement, longuement et s'endormit sur son désastre.

Plan de campagne

Dans le simple appareil D'une beauté

qu'on vient d'arracher au sommeil. de Racine (Britannicus, acte H, sc.

En s'éveillant le lendemain d'un sommeil de plomb lourd comme la cuvée d'une ivresse, Lebrac s'étira lentement avec des sensations de meurtrissure aux reins et de vide à l'estomac

Le souvenir de ce qui s'était passé lui revint à l'esprit, comme une bouffée de chaleur vous monte à la tête, et le fit rougir Ses vêtements, jetés au pied du lit et ailleurs, n'importe o˘, n'importe comment, attestaient par leur désordre le trouble profond qui avait présidé au déshabillage de leur propriétaire Lebrac songea que la colère paternelle devait être un peu émoussée par une nuit de sommeil ; il jugea de l'heure aux bruits de la maison et de la rue; les bêtes rentraient de l'abreuvoir, sa mère portait le " lécher " aux vaches. Il était temps qu'il se lev‚t et accomplît la besogne qui lui était dévolue chaque dimanche matin, savoir : décrotter et astiquer les cinq paires de souliers de la famille, emplir de bois la caisse et d'eau les arrosoirs, s'il ne voulait pas encourir de nouveau les rigueurs de la correction familiale.

Il sauta du lit et mit sa casquette ; puis il porta les mains à son derrière qui était chaud et douloureux, et, n'ayant pas de glace pour y mirer ce qu'il voulait, tourna autant qu'il put la tête sur les épaules et regarda : C'était rouge avec des raies violettes Etaient-ce les coups de verge de Migue la Lune ou les marques de la trique du père ? Tous les deux sans doute. Un nouvelle rougeur de honte ou de rage lui empourpra le front :Salauds de Velrans, ils lui paieraient ça Immédiatement il enfila ses bas et se mit en quête de son vieux pantalon, celui qu'il devait porter chaque fois qu'il avait à accomplir une besogne au cours laquelle il risquait de salir et de détériorer ses " bons habits ". C'était, fichtre !

bien le cas ! Mais l'ironie de sa situation lui échappa et il descendit à

la cuisine.

Il commença par mettre à profit l'absence de sa mère pour chiper dans le dressoir un gros quignon

de pain qu'il cacha dans sa poche et dont il arrachait de temps à autre, à

pleines dents, une énorme bouchée qui lui distendait les m‚choires, puis il se mit à manier les brosses avec ardeur et comme si rien de particulier ne s'était passé la veille.

Son père, raccrochant son fouet au crochet de fer du pilier de pierre qui s'élevait au milieu de la cuisine, lui jeta en passant un coup d'oeil rapide et sévère, mais ne desserra pas les dents.

Sa mère, quand il eut fini sa t‚che et après qu'il eut déjeuné d'un bol de soupe, veilla à son échenillage domical... Il faut dire que Lebrac, de même que la plupart de ses camarades, La Crique excepté, n'avait avec l'eau que des relations plutôt lointaines, extra-familiales, si l'on peut dire, et qu'il la craignait autant que Mitis, le chat de la maison. Il ne l'appréciait vraiment, en effet, que dans les rigoles de la rue o˘ il aimait la caisse et d'eau les arrosoirs, s'il ne voulait pas à patauger et comme force motrice faisant tourner de petits moulins à aubes de sa construction, avec un axe en sureau et des palettes en coudre.

Aussi en semaine, malgré les colères du père Simon, ne se lavait-il jamais, sauf les mains, qu'il fallait présenter à l'inspection de propreté et encore, le plus souvent, se servait-il de sable en guise de savon. Le dimanche il y passait en rechignant. Sa mère, armée d'un rude torchon de grosse toile bise préalablement mouillé et savonné, lui r‚pait vigoureusement la face, le cou, et les plis des oreilles, et quant au fond d'icelles, il était curé non moins énergiquement avec le coin du linge mouillé tortillé en forme de vrille.