Le père Simon, le maître, sa calotte en arrière et ses lunettes sur le front, dominant les yeux, était installé
devant la porte qui donnait sur la rue. Il surveillait l'entrée, gourmandait les traînards, et, au fur et à mesure de leur arrivée, les petits garçons, soulevant leur casquette, passaient devant lui, traversaient le couloir et se répandaient dans la cour.
Les deux Gibus du Vernois et Boulot, qui les avait rejoints en cours de route, n'avaient pas l'air d'être imprégnés de cette mélancolie douce qui rendait traînassants les pas de leurs camarades.
Ils avaient au moins cinq minutes d'avance sur les autres jours, et le père Simon, en les voyant arriver, tira précipitamment sa montre qu'il porta ensuite à son oreille pour s'assurer qu'elle marchait bien et qu'il n'avait point laissé passer l'heure réglementaire.
Les trois compaings entrèrent vite, l'air préoccupé et immédiatement gagnèrent, derrière les cabinets, le carré en retrait abrité par la maison du père Gugu (Auguste), le voisin, o˘ ils retrouvèrent la plupart des grands qui les y avaient précédés.
Il y avait là Lebrac, le chef, qu'on appelait encore le grand Braque ; son premier lieutenant Camu, ou Camus, le fin grimpeur ainsi nommé parce qu'il n'avait pas son pareil pour dénicher les bouvreuils et que, là-bas, les bouvreuils s'appellent des camus ; il y avait Gambette de sur la Côte dont le père, républicain de vieille souche, fils lui-même de quarante-huitard, avait défendu Gambetta aux heures pénibles ; il y avait La Crique, qui savait tout, et Tintin, et Guignard le bigle, qui se tournait de côté pour vous voir de face, et Tétas ou Tétard, au cr‚ne massif, bref les plus forts du village, qui discutaient une affaire sérieuse.
L'arrivée des deux Gibus et de Boulot n'interrompit pas la discussion ; les nouveaux venus étaient apparemment au courant de l'affaire, une vieille affaire à coup s˚r, et ils se mêlèrent immédiatement à la conversation en apportant des faits et des arguments capitaux.
On se tut.
L'aîné des Gibus, qu'on appelait par contraction Grangibus pour le distinguer du P'tit Gibus ou Tigibus son cadet, parla ainsi :
- Voilà! quand nous sommes arrivés, mon frère et moi, au contour des Menelots, les Velrans se sont dressés tout d'un coup près de la marnière à
Jean-Baptiste. Ils se sont mis à gueuler comme des veaux, à nous foutre des pierres et à nous montrer des triques.
Ils nous ont traités de cons, d'andouilles. de voleurs, de cochons, de pourris, de crevés, de merdeux, de couilles molles, de...
- De couilles molles, reprit Lebrac, le front plissé, et qu'est-ce que tu leur z'y as redit là-dessus?
- Là-dessus on " s'a ensauvé ", mon frère et moi, puisque nous n'étions pas en nombre, tandis qu'eusses, ils étaient au moins tienze et qu'ils nous auraient s˚rement foutu la pile.
- Ils vous ont traités de couilles molles ! scanda le gros Camus, visiblement choqué, blessé et furieux de cette appellation qui les atteignait tous, car les deux Gibus, c'était s˚r, n'avaient été attaqués et insultés que parce qu'ils appartenaient à la commune et à l'école de Longeverne.
- Voilà, reprit Grangibus, je vous dis maintenant, moi, que si nous ne sommes pas des andouilles, des jean-foutres et des l‚ches, on leur z'y fera voir si on en est des couilles molles.
- D'abord, qu'est-ce que c'est t'y que ça, des couilles molles? fit Tintin.
La Crique réfléchissait.
- Couille molle !... Des couilles, on sait bien ce que c'est, pardine, puisque tout le monde en a, même le Mirant de Lisée, et qu'elles ressemblent à des marrons sans bogue, mais couille molle !... couille molle !...
- S˚rement que ça veut dire qu'on est des pas grand-chose, coupa Tigibus, puisque hier soir, en rigolant avec Narcisse, not' meunier, je l'ai appelé
couille molle comme ça, pour voir, et mon père, que j'avais pas vu et qui passait justement. sans rien me dire, m'a foutu aussitôt une bonne paire de claques. Alors...
L'argument était péremptoire et chacun le sentit.
- Alors, bon Dieu ! il n'y a pas à rebeuiller plus longtemps, il n'y a qu'à se venger, na! conclut Lebrac.
- C'est t'y vot 'idée, vous autres ?
- Foutez le camp de là, hein, les chie-en-lit, fit Boulot, aux petits qui s'approchaient pour écouter.
Ils approuvèrent le grand Lebrac à l'inanimité, comme on disait. A ce moment le père Simon apparut dans l'encadrement de la porte pour frapper dans ses mains et donner ainsi le signal de l'entrée en classe. Tous, dès qu'ils le virent, se précipitèrent avec impétuosité vers les cabinets, car on remettait toujours à la dernière minute le soin de vaquer aux besoins hygiéniques réglementaires et naturels.
Et les conspirateurs se mirent en rang silencieusement, l'air indifférent, comme si rien ne s'était passé et qu'ils n'eussent pris, l'instant d'avant, une grande et terrible décision.
1 comment