La guerre des salamandres
KAREL ČAPEK
La guerre
des salamandres
VÁLKA S MLOKY
Traduit du tchèque
par Claudia Ancelot
Préface de
Philippe GANIER-RAYMOND
marabout
Fait Maison pour l’édition numérique
Čapek le visionnaire
Un jour, les salamandres se mirent à parler. Sans penser trop à ce qu’elles racontaient. Au début, elles récitaient des articles de journaux par colonnes entières, elles entrelardaient leurs discours de pronostics hippiques, ou bien vantaient la robustesse de certaines bretelles anglaises. La maîtrise d’une ou de plusieurs langues les conduisit tout naturellement à la réflexion, et ces adorables bêtes, de phrase en phrase, finirent par emprunter le droit chemin de la bêtise humaine.
Les peuples et les nations, dictatures et démocraties parlementaires, Tchèques et Suisses, Anglais, Français et Allemands, bref tout ce qui comptait alors à la surface de la planète Terre, après avoir traité les salamandres en animaux de cirque, inoculèrent à ces paisibles batraciens leurs poisons les plus violents : le nationalisme, l’expansionnisme, le goût des explosifs, et, plus grave encore, la croyance aveugle en certaines idéologies. En éduquant, comme ils disaient, les salamandres, les hommes précipitèrent leur propre perte.
Karel Čapek écrivit La Guerre des Salamandres en 1935. En ce temps-là, on sait qu’au nom de deux Weltanschauungen, de deux conceptions du monde radicalement opposées, des dizaines de millions d’hommes partaient dans l’allégresse à la conquête du bonheur pour mille ans ou du paradis sans classe pour l’éternité. En 1935, La Guerre des Mondes, de Wells, était publiée depuis déjà longtemps, et Fritz Lang avait tourné Métropolis. George Orwell n’avait pas encore écrit Animal Farm, le détonateur de la guerre d’Espagne ne devant fonctionner qu’un an plus tard. Čapek avait déjà écrit quarante-huit livres, les premiers en collaboration avec son frère Josef qui, rapidement, préféra la carrière de peintre à celle choisie par Karel, de journaliste, d’auteur dramatique, d’auteur pour enfants, de romancier visionnaire…
La Guerre des Salamandres n’est pas un prêche. C’est un texte, au contraire de ceux de Wells et d’Orwell, nullement démonstratif. Jamais il n’est écrit ou suggéré : « voilà ce qui vous attend », mais on en sort en hurlant de rire, avec, toutefois, les yeux hors de la tête.Čapek, c’est un peu Montaigne en Bohême. Un écrivain sublime, mais qui sent le soufre parce qu’il a introduit le doute et la dérision dans la pensée philosophique. Alors, bien entendu, on a voulu le faire entrer dans des systèmes. Tout le monde s’y est mis. Sous prétexte qu’il avait écrit ce chef-d’œuvre, La Fabrique d’Absolu, dans lequel un savant arrive à réaliser la fission de la monade, on en fait le père de la science-fiction moderne, et on souligne qu’il dénonce avant la lettre le péril atomique (comme si Jules Verne ne l’avait pas déjà fait dans son inquiétant Face au Drapeau). Parce que Čapek décrit dans la pièce R.U.R. la révolte des robots – mot qu’il invente d’ailleurs – on le classe parmi les prophètes du meilleur des mondes. Comme il a publié Krakatik (de Krakatoa, le volcan explosif), on en fait, et uniquement cela, le protestataire numéro un de la course aux armements. Et ainsi de suite. Tout au long de sa vie, et bien après d’ailleurs, Karel Čapek a été l’objet, la cible, de rafles intellectuelles. Et chaque fois, il s’est échappé avant que le cercle ne se referme. Je ne connais pas une seule biographie de Čapek qui ne se termine sur un point d’interrogation. Il échappe à tout le monde. Cet homme ouvre de larges portes vers la lumière et, en même temps, se cache derrière un des battants. Il dynamite le Château de Kafka, mais ne se fait pas prendre, et, ce qui est désolant, par là-même, se fait mal connaître.
Les Salamandres, il les a écrit dans une langue – magiquement transcrite par Claudia Ancelot, disons-le – qu’il avait lui-même fourbie. Au siècle dernier, le tchèque n’était plus qu’une langue de musée. Les gens de Bohême et de Moravie parlaient une sorte de dialecte effondré, rapide, intuitif. Čapek rend sa vie au tchèque en faisant entrer, non pas comme Hašek, l’argot de Prague dans son œuvre, mais le parler de tous les jours, interminable et profond, des gens de Bohême. Čapek était l’ami de T. Mazaryk, le fondateur de l’État. Ils se voyaient tous les vendredis. À noter au-passage que c’est le mercredi qu’explose la super-dynamite du savant de Krakatit.
Čapek a un col cassé. Il n’aime ni son corps, ni son visage.
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