Quand il demande la femme qu’il aime en mariage, il le fait en anglais, parce que « no », pense-t-il, est quand même moins dur que « ne ». Elle répondit « yes », bien entendu. Anecdote futile ? Je ne crois pas. La littérature de Čapek est celle d’un homme qui ne s’aime pas. Čapek écrit avec la frénétique liberté des laids. Son humour est celui des acculés. Il a la lucidité des invisibles.

Revenons aux Salamandres. Elles finissent par conquérir le monde. Il y a un témoin, du début à la fin. C’est M. Povondra. C’est Čapek. Il se décrit lui-même, il analyse sa propre persévérance, sa manie de collectionneur. Avec son fils Frantik, il voit venir la fin du monde en pêchant le goujon. Qu’on lise bien la pirouette finale. Čapek, et c’est bien ce qui gêne, n’est pas un moralisateur.

La Guerre des Salamandres est un chef-d’œuvre à étages. Il s’agit en réalité – et c’est bien pourquoi Čapek reste, en France, confidentiel – d’une œuvre à facettes, construite comme l’œil d’une libellule. Mille regards voient monter le totalitarisme. Mais Čapek était un récidiviste.

Avant les Salamandres et après, on lira avec profit : Hordubal, La Maladie blanche, Le Brigand…

Ce fils de médecin de Bohême, un médecin de campagne comme l’oncle de Kafka, et cela n’est pas innocent, puisque l’œuvre de Čapek s’encombre parfois de références médicales, ne se consacrera jamais qu’à la réflexion étonnée sur le destin de l’homme. Un autre génie de Bohême – mais celui-là tendait plutôt l’oreille vers la slavitude, alors que Čapek, ancien étudiant à Berlin, et Paris (il traduisit Baudelaire) se tourna dès l’enfance vers la culture occidentale –,le compositeur Leos Janáček, mit en musique sa pièce L’Affaire Makropoulos. Ce n’est pas un hasard. Tous deux prisonniers et de la langue et des lignes mélodiques spécifiquement tchèques, forgeaient une culture qui, en regard des autres, avaient l’avantage et le tragique d’être vouée au confidentiel. Kafka, lui, écrivait en allemand…

Čapek est un des plus grands écrivains de notre siècle. Voilà qui est difficile à écrire, puisque, précisément, Čapek passa sa vie à lutter contre les superlatifs. Il naquit en 1890, en pleine campagne, et mourut en 1938 le jour de Noël, depuis longtemps malade, quand les puissances occidentales, à Munich, décidèrent de livrer à Hitler, et par degrés, la démocratie qu’ils avaient dessinée à Versailles en 1918. Les nazis entraient dans Prague trois mois plus tard. La gestapo de Reinhardt Heydrich avait un ordre, parmi les plus urgents : « Tuez Čapek ». Rien de pire que des assassins mal renseignés. Karel était mort, mais il leur fallait un Čapek. Ils allèrent chez le frère Josef, l’arrêtèrent, l’envoyèrent à Bergen-Belsen, où il mourut en 1945, du typhus.

L’œuvre de Karel Čapek est immense. On la découvre comme on soulève un suaire. On se rend compte qu’entre les Profondeurs rayonnantes de 1916, et les Contes d’une Poche, de 1929, toute une littérature nous manque. Peu, mal ou pas traduite du tout.