En 1938, tout de suite après qu’aient été publiées les Salamandres, Čapek, par un besoin physique qui est sans doute le même qui pousse encore aujourd’hui le dramaturge tchèque Vaclav Havel, à écrire en liberté surveillée, écrit La Mère, dénonciation à peine voilée du bombardement de Guernica. Entre-temps, cet homme bien habillé, habitué du café « Slavia », qui parle sa langue en détachant les mots et l’écrit comme un prince, a procuré à Thomas Mann, en fuite, le statut provisoire de réfugié en Tchécoslovaquie. Čapek erre dans un monde enfoui. Il est l’archéologue de nos décombres.

La Guerre des Salamandres est un grand livre, à mon avis très supérieur à ce qui s’écrivit à l’époque sur le même thème, d’abord parce qu’il est drôle, parce que nul, dans ce texte, ne fait le tri entre le bon grain et l’ivraie, nul ne distingue le blanc du noir, personne ne fait la leçon. Čapek, le narrateur le plus fin et le plus concis depuis Flaubert, était entré dans la vie adulte avec une thèse : La Méthode objective dans l’esthétique, appliquée à la peinture. Il fut reçu. Puis il voyagea. Italie, Espagne, Hollande, Scandinavie… Ce cosmopolitisme, en Tchécoslovaquie, lui eut valu la corde dans les années cinquante. Il en a fait une œuvre riche, qui ressemble au regard d’un phare. Mort trop tôt, mort à temps, Čapek le magnifique, à qui son propre visage faisait peur, Čapek le voyant, portait sur les épaules une tête trop lourde pour son époque. Et pour la nôtre. La Guerre des Salamandres est, dans un éclat de rire, la description minutieuse de notre obscurantisme.

Philippe GANIER-RAYMOND

LIVRE I

ANDRIAS SCHEUCHZERI

I
La manie du capitaine Van Toch

Si vous cherchez la petite île de Tana Masa sur la carte, vous la trouverez en plein sur l’équateur, un peu à l’ouest de Sumatra ; mais si vous montez sur le pont du Kandong Bandoeng pour demander au capitaine J. Van Toch ce que c’est que cette Tana Masa devant laquelle il vient de jeter l’ancre, il lâchera une bordée de jurons, puis il vous dira que c’est le plus sale coin de l’archipel de la Sonde, encore plus minable que Taba Bala et tout aussi perdu que Pini ou Banjak ; qu’il n’y vit, sauf votre respect, qu’un seul homme – sans compter, bien sûr, ces pouilleux de Bataks – et que c’est un agent commercial, un soûlard, un bâtard de Cubain et de Portugais, plus voleur, mécréant et cochon que tous les Cubains et tous les Blancs pris ensemble ; et que s’il y a au monde quelque chose de foutu, c’est bien cette foutue vie sur cette foutue Tana Masa, c’est moi qui vous le dis, Monsieur ! Alors vous lui demanderez sans doute pourquoi il vient d’y jeter ses foutues ancres comme s’il voulait y passer trois jours ; il répondra à cette question par un grognement irrité, puis il vous fera comprendre, toujours en grommelant, que le Kandong Bandoeng ne serait pas venu dans les parages simplement pour du foutu copra ou de l’huile de palme, ça tombe sous le sens, Monsieur, et d’ailleurs ça ne vous regarde pas, j’ai mes foutus ordres, Monsieur, et vous êtes prié de vous mêler de ce qui vous regarde. Puis il lâchera des jurons copieux et variés, comme il sied à un capitaine de bateau encore vert malgré son âge.

Mais si, au lieu de poser des questions indiscrètes, vous laissez le capitaine Van Toch grogner et jurer à cœur joie, vous en apprendrez plus long. Vous voyez bien qu’il a besoin de se soulager. Laissez-le donc parler, son amertume se frayera son chemin.

— Vous comprenez, Monsieur, dit-il d’une voix saccadée, ces types chez nous, à Amsterdam, ces sacrés Juifs là-haut, ils ont des idées ; des perles, qu’ils disent, mon vieux, voyez donc si vous pouvez nous trouver des perles. Il paraît que les gens sont fous de perles, en ce moment et en général.

Le capitaine crache avec indignation.

— On connaît ça, mettre son magot dans les perles. Tout ça, parce que vous, les hommes, vous voulez tout le temps des guerres, ou quoi ? On a peur pour son argent, c’est tout. Et c’est ce qu’on appelle la crise, Monsieur.

Le capitaine Van Toch hésite un peu et se demande s’il ne doit pas vous entraîner dans une discussion sur les problèmes économiques ; c’est qu’on ne parle guère d’autre chose, ces temps-ci. Mais devant Tana Masa, il fait trop chaud, on devient paresseux ; le capitaine Van Toch envoie promener l’économie politique et grogne :

— C’est facile à dire, des perles ! Monsieur, à Ceylan, elles sont épuisées pour cinq ans, à Formose, il est interdit de les pêcher – donc, capitaine Van Toch, débrouillez-vous pour en trouver ailleurs. Allez donc dans ces foutues petites îles, vous y trouverez peut-être des bancs d’huîtres entiers…

Le capitaine manifeste son mépris en se mouchant avec un bruit de trompette dans un mouchoir bleu azur :

— Ces rats, là-bas, en Europe, s’imaginent qu’il y a encore des découvertes à faire ici. Bon sang de bon sang, quels crétins ! Ils finiront par me demander de regarder dans les trous de nez des Bataks pour voir s’il n’y a pas de perles dans leur morve. Trouver des perles ailleurs, trouver du nouveau ! Il y a un nouveau bordel à Padang, ça oui, mais pas de perles ! Je les connais, toutes ces îles, Monsieur, comme ma poche… de Ceylan jusqu’à cette foutue île de Clipperton… Si quelqu’un a dans l’idée qu’on peut encore faire des découvertes ici pour en tirer de l’argent, alors bon voyage, Monsieur ! Voilà trente ans que je navigue dans les parages et à présent, ces imbéciles me demandent de faire des découvertes !

Cet ordre injurieux étouffe littéralement le capitaine Van Toch :

— Ils n’ont qu’à envoyer un blanc-bec, ici, et il leur mettra plein les yeux de ses découvertes ; mais demander ça à quelqu’un qui connaît les parages comme le capitaine J. Van Toch… vous avouerez, Monsieur. En Europe, il y a encore des découvertes à faire ; mais ici… Ici, les gens ne viennent que pour repérer ce qu’il y a à bouffer et quand je dis bouffer : ce qu’il y a à vendre et à acheter. Monsieur, je vous le dis, si dans ces foutus tropiques, il restait encore quelque chose qui vaille un dubbeltje, on y trouverait déjà trois agents en train d’agiter leurs mouchoirs morveux pour faire signe d’arrêter aux bateaux de sept pays. Oui, Monsieur, c’est comme ça. Ici, je m’y connais mieux que l’Office des colonies de Sa Majesté, sauf votre respect.

Le capitaine Van Toch s’efforce de maîtriser sa juste colère et il y parvient après avoir tonné encore un bon moment :

— Vous les voyez, là-bas, ces deux sales flemmards. Ce sont des pêcheurs de perles de Ceylan, que Dieu me pardonne, des Cingalais comme le Seigneur les a créés ; mais pourquoi il les a créés, moi je n’en sais rien. C’est ça que je trimbale avec moi maintenant, Monsieur et, quand il m’arrive de trouver un bout de côte qui ne soit pas marqué Agency ou Bata ou Bureau des Douanes, je mets ça à l’eau pour chercher des huîtres. Le petit drôle, là-bas, est capable de plonger à quatre-vingts mètres. L’autre jour, aux îles Prince, il est descendu à quatre-vingt-dix pour repêcher la manivelle d’une caméra de film, Monsieur, mais des perles, pensez-vous ! Pas l’ombre d’une perle. Sale racaille, ces Cingalais ! Voilà le foutu travail que je fais, Monsieur : faire semblant d’acheter l’huile de palme tout en cherchant des huîtres perlières… Ils finiront par me demander de découvrir un continent vierge, non mais des fois ? Ce n’est pas un travail à demander à un honnête capitaine de cargo, Monsieur.