M. Povondra était prêt à faire quelques sacrifices pour l’instruction et c’est pourquoi il s’approcha du petit homme chétif et sec.
— Mon ami, dit-il, je voudrais parler au capitaine Van Toch.
Le petit homme bomba sa poitrine vêtue d’un loup de mer à rayures :
— C’est moi-même, Monsieur.
— Vous êtes le capitaine Van Toch ? s’étonna M. Povondra.
— Oui, Monsieur, dit le petit homme en montrant son poignet tatoué d’une ancre.
M. Povondra clignotait pensivement des yeux. Était-il possible que le capitaine se soit rapetissé à ce point ? Non, tout de même, ce n’était pas croyable.
— C’est-à-dire que je connais personnellement le capitaine Van Toch, dit-il. Je suis Povondra.
— Ça, c’est autre chose, dit le petit homme Mais ces salamandres, je les tiens vraiment du capitaine Van Toch, Monsieur. Garantis véritables lézards d’Australie. Veuillez regarder à l’intérieur. La grande représentation va commencer, coassa-t-il en soulevant la toile d’entrée.
— Viens, Frantik, dit Povondra père et il entra.
Une dame d’une taille et d’un embonpoint extraordinaires s’empressa de s’asseoir à une petite table. Drôle de couple, s’étonna M. Povondra en déboursant ses trois couronnes. À l’intérieur de la baraque il n’y avait rien qu’une odeur assez désagréable et une baignoire en tôle.
— Où sont-elles, les salamandres ? s’enquit M. Povondra.
— Dans la baignoire, dit la dame géante d’un ton indifférent.
— N’aie pas peur, Frantik, déclara Povondra père, et il s’approcha de la baignoire. Là, couché dans l’eau, on voyait quelque chose de noir et d’inerte, grand comme un vieux poisson-chat ; seulement derrière la tête, on voyait la peau se gonfler et se dégonfler un peu.
— Alors, c’est la salamandre antédiluvienne dont les journaux ont parlé, dit sentencieusement Povondra père, sans laisser paraître sa déconvenue. (Je me suis encore fait avoir, se disait-il, mais ce n’est pas la peine que le gamin s’en rende compte. Trois couronnes de perdues !)
— Papa, pourquoi elle est dans l’eau ? demandait Frantik.
— Parce que les salamandres vivent dans l’eau, tu comprends.
— Papa, et qu’est-ce qu’elle mange ?
— Des poissons et des choses dans ce genre, suggéra Povondra père. (Il faut bien que ça mange quelque chose !)
— Et pourquoi elle est si laide ? insistait Frantik.
M. Povondra se trouvait à court mais justement le petit homme entrait dans la baraque.
— Alors, Mesdames, Messieurs, commença-t-il d’une voix enrouée.
— Vous n’avez que cette salamandre-là, lui reprocha M. Povondra (si au moins il y en avait deux, se disait-il, j’en aurais pour mon argent).
— L’autre est morte, dit le petit homme. Alors le célèbre Andrias, Mesdames, Messieurs, ce lézard rare et venimeux des îles australiennes. Dans son pays, le lézard adulte est grand comme un homme et marche sur deux pattes. Na, dit-il en piquant d’une baguette la masse noire, inerte, immobile dans son bassin.
La masse noire frémit et commença péniblement à se lever. Frantik recula un peu, mais M. Povondra lui serra la main :
— N’aie pas peur, je suis avec toi.
La voici debout sur ses pattes de derrière. Elle appuie ses pattes de devant sur le bord du bassin. Les branchies derrière la tête sont agitées de frissons spasmodiques et la gueule noire halète. La peau est écorchée jusqu’au sang, trop lâche et couverte de verrues et les yeux de grenouille, tout ronds, se couvrent de temps à autre, comme sous l’effet de la douleur, de paupières inférieures membraneuses.
— Comme vous voyez, Mesdames et Messieurs, continuait le petit homme enroué, cet animal vit dans l’eau ; c’est pourquoi il dispose de branchies et de poumons pour pouvoir respirer quand il va sur la côte. Il a cinq doigts sur ses pattes de derrière et quatre sur celles de devant. Ainsi, il est capable de saisir différents objets.
— Na !
L’animal prit la baguette entre ses doigts et la tint devant lui comme un sceptre pitoyable.
— Il sait aussi faire des nœuds dans une corde, annonça le petit homme.
Il prit la baguette à l’animal et lui tendit une ficelle sale. L’animal la tint un moment entre ses doigts, puis fit en effet un nœud.
— Il sait aussi jouer du tambour et danser, coassa le petit homme en remettant à l’animal un tambour d’enfant et une baguette. L’animal frappa à plusieurs fois le tambour et tortilla son buste ; ce faisant, il fit tomber la baguette dans l’eau.
— Fais gaffe, saleté ! lui cria le petit homme et il repêcha la baguette.
— Et cet animal, reprit-il en élevant solennellement la voix, est si intelligent et doué qu’il sait parler comme un homme. Et il frappa dans ses mains.
— Guten Morgen, fit la bête d’une voix éraillée, en clignant douloureusement des paupières inférieures. Bonjour.
M. Povondra faillit avoir peur, mais Frantik ne fut pas spécialement impressionné.
— Que dis-tu à notre honorable public ? demanda sèchement le petit homme.
— Je vous souhaite la bienvenue, dit la salamandre en s’inclinant. Ses branchies se crispèrent comme dans une crampe.
— Willkommen. Benvenuti.
— Sais-tu compter ?
— Oui.
— Combien font six fois sept ?
— Quarante-deux, dit la salamandre avec effort.
— Tu vois, Frantik, constata Povondra père, comme il sait compter.
— Mesdames, Messieurs, cria le petit homme, vous pouvez lui poser des questions vous-mêmes.
— Alors, Frantik, demande-lui quelque chose, l’encouragea Povondra père. Frantik se tortillait, gêné.
— Combien font huit fois neuf ? fit-il enfin, et sans doute lui semblait-il que c’était la plus difficile de toutes les questions possibles. La salamandre clignait lentement des yeux :
— Soixante-douze.
— Quel jour sommes-nous ? demanda M. Povondra.
— Samedi, dit la salamandre.
M. Povondra secouait la tête d’étonnement.
— Vraiment, comme un homme. Comment s’appelle cette ville ?
La salamandre ouvrit sa gueule et ferma les yeux.
— Elle est déjà fatiguée, expliqua hâtivement le petit homme.
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