Que dis-tu au public ?

La salamandre s’inclina.

— Mes hommages. Merci beaucoup. Adieu, au revoir.

Et elle se cacha très vite dans l’eau.

— C’est un animal curieux, s’étonna M. Povondra ; mais parce que trois couronnes, ça fait tout de même beaucoup d’argent, il ajouta : — Et vous n’avez rien d’autre à montrer à cet enfant ?

Le petit homme, gêné, tiraillait sa lèvre inférieure :

— C’est tout, dit-il. Dans le temps j’avais des petits singes, mais c’était une de ces choses… expliqua-t-il vaguement. À moins que je vous montre ma femme. C’est l’ex-femme la plus grosse du monde. Viens par ici, Marouchka !

Marouchka se leva avec effort :

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Montre-toi à ces messieurs, Marouchka.

La femme la plus grosse du monde s’inclina, mit coquettement sa tête sur le côté, avança une jambe et leva sa jupe au-dessus du genou. On vit un bas de laine rouge et dedans quelque chose de gonflé, de massif comme un jambon :

— Le diamètre de la jambe en haut : 84 cm, expliqua le petit homme sec. Mais, avec la concurrence qu’il y a aujourd’hui, Marouchka n’est plus la femme la plus grosse du monde.

M. Povondra tirait Frantik vers la sortie :

— Vous baise les mains, entendit-on la voix éraillée qui sortait du bassin. Au plaisir de vous revoir. Auf Wiedersehen.

— Alors, Frantik ? demanda M. Povondra quand ils furent dehors. Ça t’a appris quelque chose ?

— Oui, papa, dit Frantik. Papa, pourquoi elle a des bas rouges, la dame ?

XI
Les homosauriens

Sans doute serait-il excessif d’affirmer qu’à cette époque, les gens et les journaux ne s’intéressaient qu’aux salamandres parlantes. Il était aussi beaucoup question de la prochaine guerre, de la crise économique, des matchs de championnat, des vitamines et de la mode ; néanmoins, il était souvent question des salamandres parlantes et ceux qui leur consacraient leur copie étaient souvent bien peu qualifiés. C’est pourquoi un grand savant, le professeur Dr Vladimir Uher (Université de Brno) écrivit un article pour les Lidové Noviny dans lequel il faisait observer que la soi-disant aptitude d’Andrias Scheuchzeri à parler en articulant, c’est-à-dire à répéter des mots comme un perroquet, était bien moins intéressante du point de vue scientifique que certaines autres questions posées par ce curieux amphibie. L’énigme scientifique d’Andrias Scheuchzeri est tout autre : par exemple d’où est-il venu ? quel est son vrai pays d’origine, où a-t-il pu survivre pendant des périodes géologiques tout entières ; pourquoi est-il resté si longtemps inconnu, alors qu’on signale sa présence massive dans presque toute la région équatoriale du Pacifique ? Il semble que, ces temps derniers, il se multiplie à une vitesse particulière : d’où vient cette immense vitalité chez cette très ancienne créature de l’âge tertiaire qui, jusqu’à une époque récente, a probablement mené une existence extrêmement sporadique, sinon géographiquement isolée ? Les conditions de vie seraient-elles devenues biologiquement favorables à cette salamandre fossile, en ouvrant à ce rare vestige du miocène une période de développement nouvelle, étonnamment propice ? Alors, il ne serait pas exclu de voir Andrias non seulement se multiplier, mais aussi se développer sur le plan qualitatif et notre science aura là une occasion unique d’assister au moins chez une espèce, à un puissant phénomène de mutation in actu. Le fait qu’Andrias Scheuchzeri chevrote quelques dizaines de mots et apprend quelques tours que le profane prend pour le signe d’une certaine intelligence, cela n’est pas scientifiquement parlant, un miracle ; mais c’est bien un miracle que ce puissant élan vital qui est venu si brusquement et si fortement animer l’existence de cette créature arriérée dans son développement et déjà presque éteinte. Il faut noter certaines circonstances particulières : Andrias Scheuchzeri est la seule salamandre vivant dans la mer et – chose plus remarquable encore – la seule salamandre se trouvant dans la zone éthiopo-australienne, dans la mythique Lémurie. Ne serions-nous pas tentés de dire que la Nature veut maintenant, après coup et presque avec précipitation, rattraper l’une des possibilités de vie et l’une des formes qu’elle avait négligée dans cette région ou qu’elle n’avait pas pu mettre entièrement à profit ? Et plus encore : il serait étrange si, dans la région océanienne qui s’étend entre les énormes mégalosalamandres japonaises d’un côté, et les salamandres alleghanyennes de l’autre, il n’existait aucun trait d’union. Si Andrias n’existait pas, nous devrions en fait supposer son existence justement dans les lieux où il se trouve ; on dirait presque qu’il ne fait que remplir l’espace dans lequel il aurait dû se trouver depuis des temps immémoriaux d’après les données de la géographie et de l’évolution. Quoi qu’il en soit, concluait l’article du savant professeur, dans cette résurrection évolutive de la salamandre miocène, nous voyons avec respect et émerveillement que le Génie de l’Évolution sur notre planète est encore loin d’avoir achevé son œuvre créatrice.

Cet article parut malgré l’opinion silencieuse, mais ferme, de la rédaction que ces savantes considérations n’étaient pas à leur place dans un journal. Après la publication, un lecteur envoya la lettre suivante au professeur Uher :

Cher maître,

L’an dernier j’ai acheté une maison sur la grand-place de Caslav. En visitant la maison, j’ai découvert au grenier une caisse de publications rares et anciennes, surtout des publications scientifiques comme par exemple deux volumes de la revue Hyllos de Hyble des années 1821-22, les Mammifères de Jan Svatopluk Presl, les Fondements de la Science Naturelle ou de la Physique de Vojtěch Sedlač, 19 volumes de la publication pan-scientifique La Marche et treize volumes de la Revue du Musée Tchèque. Dans la traduction des Discours sur les Révolutions de la Surface du Globe de Cuvier par Presl (1834), quelqu’un avait marqué sa page avec un fragment d’un vieux journal où figure une information sur d’étranges sauriens.

À la lecture de votre remarquable article, j’ai repensé à ce fragment de journal et je l’ai cherché. Je pense qu’il pourrait vous intéresser et je me permets de vous l’envoyer en tant qu’enthousiaste de la Nature et fervent lecteur de ouvrages.

Avec l’expression de tout mon respect.

J. V. Najman   

 

Le fragment de journal ne portait ni titre ni date ; mais, à en juger d’après les caractères et l’orthographe, il datait des années vingt ou trente du siècle dernier ; il était à ce point jauni et fané qu’on pouvait à peine le déchiffrer. Le professeur Uher, sur le point de le jeter au panier, fut quelque peu touché par l’âge de ce bout de papier ; il se mit donc à le lire ; au bout d’un moment, il lâcha un « sapristi ! » et, tout ému, il rajusta ses lunettes sur son nez. Voilà ce qu’on pouvait y lire :

Dans un journal étranger, nous lisons qu’un certain capitaine d’un bateau de guerre anglais, revenant des pays lointains, a annoncé qu’il avait trouvé d’étranges reptiles sur une petite île de la mer d’Australie. En effet, sur cette île, il y a un lac d’eau salée ne communiquant pas avec la mer et fort difficile d’accès où le capitaine et le médecin dudit bateau étaient venus prendre quelque repos. Alors, ils virent sortir du lac des animaux semblables à des lézards, mais marchant sur deux pattes à la manière des hommes et de la taille d’un lion de mer ou d’un phoque, qui se mouvaient sur la rive d’une façon curieuse et charmante, comme s’ils dansaient. Le capitaine et le médecin faisant feu avec leurs fusils prirent deux de ces animaux. Ils ont, paraît-il, le corps lisse, sans poils et sans aucune écaille ce qui les rend semblables aux salamandres. Venant les chercher le lendemain, ils durent les laisser sur place à cause de leur grande puanteur et ils ordonnèrent aux matelots de jeter leurs filets dans le lac et d’amener un couple de ces Monstres vivants sur le bateau.