Quelqu’un a nommé cette baie la Baie du Diable et depuis les Bataks en ont peur. Voilà tout, déclara le capitaine en frappant sur la table de sa paume épaisse. Il n’y a rien là-bas, c’est parfaitement clair, scientifiquement parlant.
— Oui, Monsieur, acquiesça le métis qui avait été à l’école à Bandoeng. N’empêche qu’un homme sensé n’a pas à aller à Devil Bay.
Le capitaine Van Toch devint tout rouge :
— Quoi ? cria-t-il. Espèce de sale Cubain, tu crois que je vais avoir peur de tes diables ? Eh bien, on va voir ! dit-il en se dressant de toute la puissance de ses bonnes deux cents livres. Je ne vais pas m’amuser à perdre mon temps avec toi, j’ai à m’occuper du business. Mais dis-toi bien que dans les colonies hollandaises, on ne fait pas de blagues ; si on en fait, c’est dans les colonies françaises. Oui, là-bas, ça se pourrait. Et maintenant, appelle-moi le maire de ce foutu kampong.
Nul besoin de chercher longtemps le dignitaire en question ; il était accroupi à côté de la boutique du métis et mâchait de la canne à sucre. C’était un monsieur tout nu, d’un certain âge, mais plus maigre que ne le sont en général les maires en Europe. Un peu plus loin, observant la distance qui se doit, tout le village, y compris les femmes et les enfants, se tenait accroupi, visiblement dans l’attente d’être filmé.
— Écoute-moi bien, mon gars, s’écria le capitaine Van Toch en malais (il aurait aussi bien pu parler hollandais ou anglais, car le vénérable vieux Batak ne comprenait pas un mot de malais et le métis de Cubain et de Portugais devait lui traduire le discours du capitaine en batak ; mais le capitaine devait avoir ses raisons de penser que le malais convenait mieux). Écoute-moi bien, mon gars, il me faudrait plusieurs gaillards grands, forts et courageux pour aller à la pêche avec moi. À la pêche, tu comprends bien ?
Le métis fit la traduction et le maire fit un signe de tête pour dire qu’il avait compris ; puis il se tourna vers le grand public et lui adressa un discours qui sembla remporter un vif succès.
— Le chef dit, traduisit le métis, que tout le village ira à la pêche avec le tuan capitaine, là où le tuan voudra.
— Tu vois bien. Alors dis-leur que nous irons pêcher des coquillages à Devil Bay.
Il s’ensuivit un quart d’heure de discours passionnés auxquels tout le village – et en particulier les vieilles femmes – prit part. Enfin, le métis se tourna vers le capitaine :
— Monsieur, ils disent qu’on ne peut pas aller à Devil Bay.
Le capitaine se mit à rougir :
— Et pourquoi pas ?
Le métis haussa les épaules :
— À cause des tapas qui se trouvent là-bas. Ces diables, Monsieur.
Le visage du capitaine commençait à tourner au violet :
— Alors, dis-leur, s’ils ne veulent pas y aller que je vais leur casser toutes leurs dents… que je leur arracherai les oreilles… que je leur brûlerai leur sale kampong, tu comprends ?
Le métis traduisit fidèlement ces propos et il s’ensuivit de nouveau une longue discussion animée. Finalement, le métis se tourna vers le capitaine :
— Ils disent, Monsieur, qu’ils vont aller porter plainte à la police de Padang parce que le tuan les a menacés. Ils disent qu’il y a des lois pour ça. Le maire dit que les choses n’en resteront pas là.
Le capitaine commençait à tourner au bleu :
— Alors, dis-lui, hurla-t-il, que je…
Et il parla sans arrêt pendant onze bonnes minutes. Le métis fit la traduction dans la mesure où son vocabulaire y suffisait ; et, après une nouvelle discussion entre Bataks, longue mais sans passion, il dit au capitaine :
— Monsieur, ils disent qu’ils veulent bien renoncer aux poursuites judiciaires à condition que le tuan paye une amende aux autorités locales. Ils parlent, dit-il après une hésitation, de deux cents roupies, mais c’est un peu beaucoup, Monsieur. Proposez-leur cinq.
Le teint du capitaine Van Toch commença à se décomposer en taches écarlates. Il se proposa d’abord d’exterminer tous les Bataks du monde, puis il réduisit leur peine à trois cents coups de pied et, pour finir, suggéra simplement d’empailler le maire pour l’offrir au Musée Colonial d’Amsterdam. En revanche, les Bataks allèrent de deux cents roupies à une pompe en fer avec une roue et, finalement, insistèrent pour que le capitaine donne un briquet à essence au maire en guise d’amende
(Donnez-le-leur, Monsieur, conseillait le métis de Cubain et de Portugais. J’en ai trois en stock, des briquets, mais sans mèche.)
Ainsi la paix fut rétablie à Tana Masa, mais à présent le capitaine Van Toch savait qu’il y allait du prestige de la race blanche.
■
L’après-midi, un canot se détacha du bateau hollandais Kandong Bandoeng. Il transportait les personnes suivantes : le capitaine J. Van Toch, le Suédois Jensen, l’Islandais Gudmundson, le Finnois Gillemainen et les deux pêcheurs de perles cingalais. Le canot fila droit vers Devil Bay.
À trois heures, à marée basse, le capitaine se tenait sur la plage, le canot croisait à cent mètres environ de la côte pour guetter les requins et les deux plongeurs cingalais, le couteau à la main, attendaient un signal pour sauter à l’eau.
— Vas-y maintenant, ordonna le capitaine au plus grand des deux hommes nus.
Le Cingalais sauta dans l’eau, y fit quelques brasses, puis disparut. Le capitaine regardait sa montre.
Au bout de quatre minutes vingt secondes, la tête brune émergea à environ soixante mètres sur la gauche ; avec une hâte étrange, désespérée, et en même temps, comme paralysé, le Cingalais grimpait sur les roches, tenant dans une main le couteau pour détacher les coquillages et dans l’autre une huître perlière.
Le capitaine se rembrunit :
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ? fit-il d’une voix dure.
Le Cingalais glissait encore sur les rochers en balbutiant tout haut de terreur.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? cria le capitaine.
— Sahib, sahib, haletait le Cingalais qui s’abattit sur la plage avec une respiration sifflante, sahib, sahib…
— Des requins ?
— Des djinns, gémit le Cingalais, des diables, Monsieur. Des milliers et des milliers de diables.
Il s’enfonçait les poings dans les yeux.
— Rien que des diables, Monsieur.
— Fais voir cette huître, ordonna le capitaine. Il l’ouvrit avec son couteau. Elle contenait une petite perle d’une eau pure.
— C’est tout ce que tu as trouvé ?
Le Cingalais sortit encore trois petites huîtres du sac qu’il portait au cou :
— Il y en a des huîtres, là-bas, Monsieur, mais ces diables les surveillent.
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