J. Van Toch n’est pas une espèce de sale aventurier, non, c’est moi qui vous le dis, Monsieur.

Et ainsi de suite. La mer est vaste et l’océan du temps est sans bornes : crache dans la mer et elle ne se soulèvera point, maudis ton sort, il ne changera pas. Et c’est ainsi qu’après force préparatifs et détours, nous en sommes finalement au point où le capitaine du bateau hollandais Kandong Bandoeng, J. Van Toch, soupirant et jurant, descend dans un canot pour se rendre au kampong de Tana Masa pour parler affaires avec le bâtard ivrogne de Cubain et de Portugais.

— Sorry, Captain, dit enfin le bâtard de Cubain et de Portugais, mais ici à Tana Masa, il ne pousse pas de coquillages. Ces sales Bataks, ajoute-t-il avec un immense dégoût, bouffent même des méduses. Ils passent plus de temps dans l’eau que sur la terre ferme, leurs femmes puent le poisson, vous n’imaginez pas ce que c’est – qu’est-ce que je voulais donc vous dire… Ah, oui, vous me demandiez des renseignements sur les femmes…

— Est-ce qu’il n’y aurait pas un bout de côte, demanda le capitaine, où ces Bataks ne vont pas dans l’eau ?

Le métis de Cubain et de Portugais secoua la tête :

— Non, Monsieur. Sauf Devil Bay, mais ça, ce n’est rien pour vous.

— Pourquoi ?

— Parce que… personne n’a le droit d’y aller, Monsieur. Vous prenez un verre, capitaine ?

— Thanks. Il y a des requins là-bas ?

— Des requins et tout ça, marmonna le métis. C’est un mauvais coin, Monsieur. Les Bataks ne seraient pas contents si quelqu’un allait y fourrer son nez.

— Pourquoi ?

— C’est qu’il y a des diables là-bas, Monsieur ; Des diables de mer.

— Et qu’est-ce que c’est que ça, des diables de mer ? Des poissons ?

— Non, pas des poissons, répliqua évasivement le métis. Ce sont tout simplement des diables, Monsieur. Des diables sous-marins. Les Bataks les appellent tapas. Tapas. Ils disent qu’ils ont leur ville là-bas, ces diables. Je vous sers ?

— Et comment sont-ils, ces diables de mer ?

Le métis de Cubain et de Portugais haussa les épaules :

— C’est des diables, Monsieur. J’en ai vu un, une fois… c’est-à-dire la tête. Je rentrais de Cap Haarlem… et tout à coup j’ai vu une espèce de caboche sortir de l’eau.

— Et alors ? Ça ressemble à quoi ?

— Une citrouille, comme celle d’un Batak, mais complètement chauve.

— Et ce n’était pas tout simplement un Batak ?

— Non, Monsieur. C’est comme je vous l’ai dit. Aucun Batak n’irait se mettre dans l’eau à cet endroit-là. Et puis… ça me clignait de l’œil avec les paupières d’en bas, Monsieur.

Le métis frémit d’horreur :

— Les paupières du bas qui recouvrent tout l’œil. C’est comme ça, un tapa.

Le capitaine Van Toch faisait tourner son verre de vin de palme entre ses doigts épais :

— Vous n’aviez pas bu, par hasard ?

— Mais si, j’avais bu, Monsieur. Autrement je ne serais pas allé ramer par là. Les Bataks n’aiment pas qu’on les dérange… ces diables.

Le capitaine Van Toch secoua la tête :

— Mon vieux, les diables, ça n’existe pas. Et puis, s’il y en avait, ils ressembleraient à des Européens. Vous avez dû voir un poisson ou quelque chose dans ce genre.

— Un poisson ! bégaya le métis de Cubain et de Portugais. Un poisson n’a pas de mains, Monsieur. Je ne suis pas un Batak, moi, Monsieur, j’ai été à l’école à Bandoeng… peut-être même que je sais encore les dix commandements et d’autres enseignements scientifiquement prouvés ; un homme qui a de l’instruction peut tout de même faire la différence entre un diable et une bête. Demandez aux Bataks, Monsieur.

— C’est des superstitions de nègre, déclara le capitaine avec la joviale supériorité d’un homme qui a de l’éducation. Scientifiquement parlant, c’est un non-sens. Un diable ne peut tout de même pas vivre dans l’eau. Qu’est-ce qu’il y ferait ? Faut pas te fier aux ragots des indigènes, mon vieux.